“ A l’ère du télé-travail, n’oublions pas de faire voyager notre pensée.”
Le billet d’humeur
En le prenant une fois encore il y a quelques jours, je me suis dit : j’adore prendre le train. D’habitude je le prends pour aller quelque part, un endroit où j’ai quelque chose à faire, un atelier à animer, retrouver de la famille ou des amis. J’aimerais un jour le prendre pour le simple fait de partir, voir le paysage défiler sous mes yeux, sans exigence de vitesse et de destination, mais pour le voyage. Le voyage du corps, mais surtout de la pensée.
L’étymologie de « voyage » (du latin via) indique l’idée de se mettre en route, en chemin. Chemin que nous pouvons entendre de manière pratique – un chemin nous mène quelque part – et symbolique. Au Moyen Age, le voyage a un sens religieux, il fait référence au pèlerinage, à la croisade. Cette histoire du mot nous fait voir que le voyage a aussi une dimension spirituelle (j’entends spirituelle comme ayant trait à l’esprit et non pas uniquement à la religion). L’esprit aussi a besoin de voyage, de se mettre en mouvement, sans forcément atteindre un point fixé d’avance. L’on pourrait dire que la pensée voyage sans avoir besoin que le corps fasse de même. Mais mon expérience du voyage physique entraîne toujours un autre voyage, intellectuel, émotionnel, spirituel, qui lui, n’a pas besoin d’arriver quelque part de précis. Ma pensée s’élargit, de nouveaux liens se tissent entre les idées qui se rencontrent au gré des paysages qui les inspirent. Le fait d’être physiquement en mouvement aide ma propre pensée à se (re)mettre en mouvement. Quand je bloque sur une conférence à préparer, c’est le train que je devrais prendre pour m’inspirer !
Je me demande dans quelle mesure le télétravail (trop régulier), par le fait qu’il réduise la mise en mouvement physique, réduit aussi la mise en mouvement de la pensée. J’ai participé récemment à une formation digitale qui était à la fois intéressante, très bien animée, avec un petit groupe sympathique. Toutes les conditions étaient réunies pour que je vive une expérience d’apprentissage nourrissante. Et pourtant, quelques semaines après, elle n’est plus qu’ un souvenir diffus et lointain. Quelque chose ne s’est pas déposé en moi. Il manque l’ancrage corporel. Le fait d’avoir passé deux journées derrière mon ordinateur dans le confort de mon bureau, le fait, au fond, de ne pas être partie en voyage (une formation avec d’autres personnes en est un), me laisse une trace vague et éthérée. Même pas besoin de prendre le train. Sortir de chez soi, se déplacer, se décaler.
Vous avez peut-être pensé, en lisant ce titre, que j’allais évoquer le fameux tube des années 80 de Desireless. J’aimais déjà à l’époque le look de la chanteuse et la chanson, mais la découverte d’une reprise récente (celle de Soap & Skin pour ceux que cela intéresse!) lui donne un autre goût qui plait beaucoup plus à mon âge actuel et qui m’évoque le vagabondage, la poésie, l’imaginaire dont toute pensée a besoin pour être cultivée. A l’ère du télé-travail, n’oublions donc pas de faire voyager notre pensée !
Flora Bernard
L’inspiration
« Exterminez toutes ces brutes » ou l’Occident face à lui-même
« Exterminate All the Brutes », c’est le titre du dernier film-essai en quatre parties du réalisateur haïtien Raoul Peck, mais c’est aussi l’une des phrases de monsieur Kurtz, personnage sanguinaire et colon établi à la courbe du fleuve Congo dans Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad. Dans une œuvre cinématographique unique, celui qui s’était déjà distingué par le documentaire « I Am Not Your Negro » (2016), relie toutes les tentatives des Européens visant à soumettre le reste du monde, des croisades aux guerres du XXIe siècle. Ce faisant, Peck nous montre ce qu’il est si facile d’oublier : l’histoire officielle est le fruit du pouvoir et de récits faits du silence des vainqueurs sur les fondations sordides et tragiques de leur victoire.
« Dans ce récit, trois mots résument toute l’histoire de l’Humanité : civilisation, colonisation, extermination », commence la voix off de Peck dans le premier épisode. Et de préciser tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une question de perdants ou de gagnants, de conquérants ou de conquis, de colons ou de colonisés. Il ne s’agit même pas de culpabiliser, d’extorquer un pardon ou de rendre l’Occident honteux de lui-même. Il s’agit de montrer les forces à l’œuvre, invisibles mais puissantes, dans le cœur et l’esprit humains. Et d’abord celle de l’ignorance, à la racine de toutes les autres tendances les plus dégradantes et destructrices – haine, cupidité, besoin de dominer… L’ignorance de quoi ? Déjà dans les enseignements du bouddhisme la réponse était donnée : de la valeur de toute vie, à commencer par la sienne. Aveugles à la dignité de leur propre vie, des êtres humains maltraitent, humilient, et même exterminent d’autres êtres humains. Par quête de pureté et par peur de ne plus exister.
« Un homme peut tout détruire en lui, l’amour, la haine, le doute. Mais aussi longtemps qu’il s’accroche à la vie, il ne pourra pas détruire la peur », écrivait Conrad. Cette peur de ne plus exister, ou de ne pas exister assez intensément, ce désir de vie qui se nourrit de la mort, sont étonnamment peu thématisés pour eux-mêmes dans l’histoire de la philosophie. Socrate enjoignait à se connaître soi-même mais il n’a pas dit jusqu’où. Peck nous tend le miroir de l’Histoire. Se connaître, c’est aussi se souvenir.
Visionner « Exterminez toutes ces brutes », ce n’est pas regarder la violence des autres et une violence du passé. C’est entrer dans une introspection bouleversante et salutaire sur sa propre violence, sur la jouissance inavouable qui l’accompagne toujours. C’est surtout se donner l’opportunité d’une promesse. Celle que cette violence n’aura jamais raison de l’humanité en soi-même et en autrui.
Marion Genaivre
Documentaire disponible sur le site d’arte jusqu’au 31 mai 2022
L’actu
Jeudi 10 février à 18h30, la Maison du Management accueillera Flora Bernard et Marion Genaivre pour une conférence en présentiel sur leur livre La prise de décision, un peu de philosophie pour les pros qui veulent penser autrement (Dunod, 2021)
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