“ L’humilité est l’expérience que nous faisons de nous-mêmes en tant que nous sommes faits de chair […] et que notre élément est la terre .”
Corine Pelluchon
Éthique de la considération, éd. Seuil (2018), p.32
Que dévoile la crise sanitaire du Covid-19 ? La même chose que dévoile, depuis longtemps déjà, le désastre écologique en cours : notre profonde vulnérabilité. L’atout du coronavirus par rapport au dérèglement climatique ou à l’effondrement de la biodiversité, c’est qu’il nous touche directement et massivement dans nos chairs, en nous infectant et/ou en nous confinant, nos proches et nous. L’humain est ainsi fait que le meilleur moyen pour qu’il se sente concerné, c’est de le toucher. Non pas que nous soyons incapables de nous décentrer de nous-mêmes sans cela (l’empathie, tant invoquée aujourd’hui, est censée assurer ce décentrement), mais l’expérience d’une chose aura toujours plus d’impact sur nos façons d’être et de penser qu’un discours sur la chose en question. Loin du corps, loin du cœur, dirons-nous.
Voici donc que nous nous (re)découvrons individuellement et collectivement vulnérables, bien loin de l’idéal de maîtrise propre à la pensée moderne. Voici qu’une petite cellule infectieuse parvient à mettre en branle un système globalisé profondément négateur de cette vulnérabilité. Voici, en somme, qu’un virus donne une leçon d’humilité à l’humain. Dans son Éthique de la Considération, la philosophe Corine Pelluchon pose que : « L‘humilité est l’expérience que nous faisons de nous-mêmes en tant que nous sommes faits de chair (caro) et que notre élément est la terre » (1). Ainsi, avant d’être une qualité morale, l’humilité est une condition qui s’expérimente, qui s’incarne. Être humble est avant tout une situation esthétique, c’est-à-dire relevant du domaine des sensations (2). Humilité et humanité partagent d’ailleurs la même racine étymologique : humus qui, en latin, signifie terre. Difficile, toutefois, de développer une humilité morale fondée sur l’humilité charnelle quand une part grandissante de notre habitat quotidien fait figure d’anti-corps prédateur, tant pour l’humain que les autres vivants. En substance, Corine Pelluchon nous invite à re-considérer (3) ce « là » d’où nous venons, pour mieux penser et mieux préparer le « là » où nous allons collectivement.
Humilité et vulnérabilité forment donc un couple indissociable : en tant qu’être charnel, l’humain est foncièrement vulnérable, c’est pourquoi il a besoin de soin. Dans le sentir, il y a certes le jouir, mais aussi le souffrir. D’ailleurs, cette nécessité du soin n’a rien d’une exclusivité individuelle ou encore anthropologique : groupes sociaux, institutions et monde non-humain se caractérisent eux-aussi par cette vulnérabilité qui appelle la sollicitude. Cela n’a rien d’un scoop métaphysique. Nous nous sommes simplement évertués à l’oublier voire à le nier. En 2010, lorsque Martine Aubry avait proposé de mettre la notion de soin au centre de la reconstruction du Parti socialiste, elle avait été raillée, tantôt accusée de promouvoir l’assistanat et les bons sentiments, tantôt renvoyée à une conception pathologisante de l’individu et du social. Indépendamment de toute considération partisane, ce genre de condamnations idéologiques relève d’une patente incompréhension de la portée éthique et existentielle qui imprègne la vulnérabilité. Écoutons, pour s’en convaincre, le cri d’alarme de l’institution hospitalière dont les énormes difficultés résultent d’une négation de sa profonde vulnérabilité. Son cri ne date pourtant pas d’hier. Il n’est aucunement question de pitié ou de bons sentiments dans cette affaire, mais d’écoute active et d’attention débouchant sur une mise en capacité de bien faire son travail du fait de conditions favorables. C’est là tout le sens d’un ethos politique et social fondé sur la reconnaissance de la vulnérabilité : l’encapacitation individuelle et collective.
Le rapport à soi et à l’autre qui découle de ce raisonnement entre en contradiction, il est vrai, avec l’individualisme exacerbé encore trop présent aujourd’hui. La vulnérabilité m’assigne une responsabilité envers l’autre (humain ou non-humain) à laquelle je ne peux rester indifférent. Autrement dit, elle me pousse à me sentir concerné. En cela, la leçon d’humilité du Covid-19 se double d’un appel, voire d’un ultimatum, à mener une profonde réforme existentielle. Il serait humble de l’entendre.
Julien De Sanctis
(1) Corine Pelluchon, Éthique de la Considération, Seuil, 2018, p.32.
(2) En grec ancien, l’aesthesis désigne la réceptivité sensible, c’est-à-dire nos sensations, nos perceptions.
(3) La considération est à concevoir comme une attitude soignante et soigneuse en ce qu’elle signifie originellement « regarder avec une grande attention ».
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