“ Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres.”
Fiodor Dostoïevski
Cité par Emmanuel Levinas dans Éthique et infini (1982)
Beaucoup d’encre a coulé et coule encore depuis le début de la crise sanitaire. Analyses, opinions, invectives et autres polémiques fusent comme autant de boulets de canons dans un espace médiatique en surcharge où la qualité du dire est menacée par sa quantité. Durant de nombreux mois, un petit objet a cristallisé l’ensemble des tensions liées à l’épidémie de covid19 jusqu’à en devenir le triste symbole. Ce petit objet, c’est le masque chirurgical. On a tout entendu à son sujet. D’abord présenté comme inutile par le gouvernement (et par certains membres du corps médical), il s’est ensuite imposé comme l’allié aussi rare qu’indispensable pour lutter contre la maladie. Son aura prophylactique n’aura pourtant pas suffi à le préserver du feu des critiques, totalement invraisemblables pour certaines, plus censées pour d’autres. On a vu, par exemple, un certain nombre d’intellectuels s’émouvoir, avec panache et emphase, du sacrifice de la jeunesse et de notre style de vie sur l’autel de l’hygiénisme et de l’autoritarisme. Selon eux, le port du masque en dirait long quant à notre rapport à la vie et notre amour de la sécurité au détriment de la liberté ou encore quant à notre oubli de la mort comme composante essentielle de l’existence. A ces griefs philosophiques s’est ensuite ajoutée une grogne complotiste qui fit du masque l’exutoire emblématique d’une névrose négationniste et libertaire. Voilà donc la dignité du petit objet emportée dans la tourmente générale.
Pourtant, il est une idée qui, dès lors qu’on l’exprime, me semble réhabiliter l’artefact disgracieux et disgracié : le masque ne me protège pas moi, mais mon entourage. Certes, cela a été dit. Souvent, peut-être. Je crois toutefois que nous n’avons pas assez valorisé la profondeur et la portée de ce fait : je porte d’abord le masque pour l’autre, pas pour moi. Le masque chirurgical est l’objet altruiste par excellence. Il nous rappelle que, dans toute cette histoire, ce n’est pas du « je » dont il est question, mais du « tu » et du « nous » et que la meilleure raison (la seule ?) de supporter les désagréments pratiques et esthétiques, c’est le soin que l’on souhaite porter à autrui. L’autre est absolument premier, certes, mais je ne suis pas lésé pour autant car je suis moi-même l’autre des autres. Le masque apparaît alors sous le jour nouveau d’une éthique de l’attention et du soin où ce ne sont plus les égoïsmes particuliers qui sauvegardent les intérêts individuels, mais bel et bien l’altruisme dont chacun peut faire preuve.
Cette symbolique n’est pas sans rappeler la philosophie d’Emmanuel Levinas pour qui la primauté de l’autre est métaphysiquement constitutive du moi comme sujet. Dans un petit livre d’entretien intitulé Éthique et infini, l’auteur condense sa pensée de l’éthique dans la formule de politesse « Après vous, Monsieur ! [1] », dont il explore la profondeur. Selon lui, c’est par l’irruption d’autrui dans la quiète solitude de mon être que je deviens sujet. L’autre vient troubler la tranquillité du moi en lui assignant une responsabilité originaire absolue : celle de répondre de sa vulnérabilité et de ne pas le tuer. « Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres », dit Levinas en citant Dostoïevski [2]. C’est là la vérité de « mon identité inaliénable de sujet ». Le penseur opère ainsi un geste philosophique substituant une métaphysique de l’autre à la métaphysique de l’être, dominante depuis Platon. Autrement dit, la métaphysique n’est plus de nature ontologique (étude de l’être), mais éthique. Le masque apparaît alors comme l’objet lévinassien par excellence : bien loin d’invisibiliser l’autre, comme on a pu le lire dans certaines analyses convoquant Levinas au prix d’un contresens dommageable, il le consacre. C’est inscrit dans sa fonction même : le masque chirurgical n’est pas un rappel à l’ordre, mais un rappel à l’autre.
Julien De Sanctis
[1] Emmanuel Levinas, Éthique et infini, Le Livre de Poche, 1982, p.84.
[2] Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, La Pléiade, p. 310, cité par Emmanuel Levinas in ibib., p.95 et 98.
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