“S’émerveiller est une manière de refuser le fatalisme et le cynisme, toujours tentants.”
Le billet d’humeur
Le 21 mars dernier, alors que l’équinoxe du printemps venait tout juste de se produire, nous avons célébré les dix ans de notre aventure Thaé. Bien entourés le temps d’une soirée, nous avons choisi de placer cet anniversaire tant sous le signe de l’accomplissement que sous celui d’une renaissance. Mais ce fut surtout l’occasion d’une invitation à l’émerveillement. D’abord parce qu’à notre époque partout traversée de guerre et de ressentiment, il est une manière de résister. Une manière de refuser le fatalisme, le défaitisme, l’aquoibonisme, le cynisme, toujours tentants. Une manière aussi d’écarter l’ingratitude qui nous guette, nous, enfants gâtés de l’Occident qui jouissons d’un confort peu égalé dans le monde mais trouvons toujours une raison de nous plaindre. S’émerveiller de ce que nous avons est un geste de reconnaissance envers la vie. S’émerveiller de ce que nous sommes, un geste d’amour envers notre propre existence.
Ensuite parce que le pays de la philosophie ressemble fort à celui des merveilles arpenté par Alice. Alice pour le regard de qui le normal devient étonnant, le familier, étrange. A ce propos, Paul Valéry, qui comme tout véritable poète était aussi philosophe, nous dit d’ailleurs que « toute vue des choses qui n’est pas étrange est fausse. Si quelque chose est réelle, elle ne peut que perdre de sa réalité en devenant familière. Méditer en philosophe, c’est revenir du familier à l’étrange, et dans l’étrange affronter le réel. » (1) Philosopher, c’est donc avoir les yeux grands ouverts. Autrement dit, être (r)éveillé. Et ce non pas comme un geste simplement inaugural, mais comme un geste reconduit. Philosopher, c’est continuer à s’étonner chaque jour que les choses soient comme elles sont. Et qu’elles soient même tout court, car, comme l’écrivait le philosophe Ludwig Wittgenstein : « Le miracle, esthétiquement parlant, c’est qu’il y ait un monde. Que ce qui est soit. » (2)
Ce mot de « miracle », qui peut surprendre ici, correspond en fait à l’étymologie même du mot « émerveillement », aussi bien en grec (thaumazein) qu’en latin (mirabilia). Le miracle, au sens du merveilleux, c’est ce qui se produit sans s’être laissé prédire. Ce qui, dépassant notre compréhension, nous fait prendre conscience que nous sommes avant tout ignorants. Mais c’est aussi, et surtout, l’expérience d’une transcendance qui nous fait sentir l’immensité et la puissance de la vie, en même temps que sa fragilité. C’est pourquoi l’émerveillement est toujours aussi un vertige, une inquiétude. Une conscience du naufrage possible qui nous maintient dans l’essentiel.
Méditation, contemplation, disponibilité, attention, mais aussi curiosité, sont autant de manières de vivre l’émerveillement. Toutes étant le contraire de la distraction. Car l’émerveillement n’est pas de l’ordre du divertissement, dont notre société déborde mais qui, à l’excès, trahit une volonté de se soustraire du réel. N’oublions pas que (se) divertir, c’est d’abord littéralement (se) détourner. Détourner le regard du sérieux de l’existence. Les sensations recherchées dans le divertissement n’ont donc rien à voir avec l’émerveillement. Elles relèvent d’une avidité pour la nouveauté qui ne désire pas tant chercher que posséder. Cette avidité ne permet pas de séjourner dans le réel et donc de prendre pleinement la responsabilité de ce qu’on y fait.
Ce passage de l’émerveillement à la responsabilité tient à son versant négatif. Car, en tant qu’il est l’exacte contraire de l’indifférence, l’émerveillement est le double enthousiaste de l’indignation. Qui est encore capable de s’émerveiller est aussi encore capable de s’indigner, c’est-à-dire de s’étonner et de s’émouvoir que la dignité de la vie ne soit pas respectée. Autrement dit, l’émerveillement annonce toujours aussi l’éclosion de la conscience morale. Il y faut donc de la parole. C’est pourquoi, dans son Eloge de la philosophie, Maurice Merleau-Ponty dit dans une simplicité d’une infinie justesse : « Le philosophe est l’homme qui s’éveille et qui parle. »
C’est aussi pourquoi le dialogue est au cœur de notre pratique de la philosophie. Comme lieu d’une parole vraie et émancipatrice, le dialogue est une source perpétuelle d’émerveillement, de réveil et d’éveil. Un véritable dialogue surprend toujours par là où il nous emmène, par ce qu’il fait surgir, par l’amicalité qu’il dépose au fur et à mesure que nos pensées s’entre-disent et s’entre-font. J’ai une pensée émue ici pour notre ami Philippe, qui nous a quittés il y a un an, et qui s’était épris à la fois de cette idée d’amicalité, chère à Aristote, et de celle de conversation, dont il était convaincu que les managers, dans les organisations, sont les artisans.
Dans une époque pleine de bruit et de mal-parler, le dialogue est une façon de faire de la place tout à la fois à l’étonnement, à la critique et au merveilleux grâce à une parole soignée. Dans un article d’une grande beauté et profondeur, intitulé « Parole et pollution », l’essayiste Marielle Macé écrit dès l’ouverture : « L’urgence, pour entendre le monde et tous ses vivants, n’est pas de se taire (même si dans certains cas ce serait déjà pas mal) mais d’exercer avec soin ses responsabilités de vivants parlants, car la manière dont on parle (et dont on se parle) du monde, dans le monde, compte pour le monde. » (3)
Parce que nous sommes des êtres humains, le merveilleux est une dimension à laquelle nous accédons en partie par le langage. C’est en nommant que nous nous souvenons qu’il est, somme toute, extraordinaire que nous soyons là vous et moi, que vous me lisiez, et que nous soyons toujours prêts à ouvrir non seulement les yeux, mais aussi une voie.
Marion Genaivre
(1) Paul Valéry, Tel quel I, Choses tues, in Œuvres, vol. II, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1960, p. 501
(2) Ludwig Wittgenstein, Carnets 19141916, trad. Gilles Granger, Gallimard, Paris, 1971, p. 159 ».
(3) Marielle Macé, « Parole et pollution », revue AOC janvier 2021
© Photographie Vincent Munier
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