« Y a t il des limites à la richesse qu’une personne peut capter? »
Parmi les nouvelles du mois, une en particulier a retenu mon attention : la réaction de Bernard Arnault, quand le gouvernement a annoncé, fin janvier, dans le cadre du budget 2025, l’augmentation temporaire des impôts pour les plus grandes entreprises françaises, pour faire face à « une mauvaise passe budgétaire ». Bernard Arnault a critiqué la taxe, disant qu’elle poussait à la délocalisation et offrant une comparaison avec les Etats-Unis, dont il venait de revenir suite à sa présence à l’investiture du Président, en vantant son ouverture, la diminution de ses impôts et son marché en développement.
De qui vient cette critique, et dans quel contexte ? Bernard Arnault est l’une des personnes les plus riches du monde, avec un patrimoine estimé à 179 milliards de dollars. Il est le Président du groupe LVMH, dont le capital est détenu à 48,5% par le groupe familial Arnault. Pour le reste, c’est un actionnariat éclaté (le 2e investisseur après la famille possédant 1,5% des parts). Ce « coup de gueule », comme cela a été repris par la presse, ou cette « colère » comme l’a nommée la porte-parole du gouvernement, fait suite à l’annonce des résultats du groupe lors de l’Assemblée Générale qui s’est tenue à Paris le 28 janvier. Le résultat net est en baisse de 17 % sur l’année 2024, d’un montant de 12,55 milliards d’euros. Le chiffre d’affaires issu des ventes, en revanche, est en croissance (même légère) et atteint 84,68 milliards d’euros.
Qu’a annoncé le gouvernement, qui a tant irrité M. Arnault ? Une taxation des plus grandes entreprises (et non de toutes les entreprises), qui réalisent un chiffre d’affaires entre 1 et 3 milliards d’euros. Le montant de la taxe serait calculé sur la moyenne des bénéfices (et non du chiffre d’affaires – une entreprise pouvant réaliser un chiffre d’affaires important avec de faibles bénéfices) de 2024 à 2025. 450 entreprises sont concernées et cette surtaxe temporaire, limitée à un an, devrait rapporter 8 milliards d’euros.
Si Bernard Arnault a critiqué cette décision, on peut faire plusieurs hypothèses. Estime-t-il qu’il n’est pas juste que les plus grandes entreprises réalisent un effort un peu plus important que les autres ? Pense-t-il que son entreprise est trop taxée ? Trop par rapport à quoi ? Par rapport à d’autres entreprises françaises ? Trop par rapport à d’autres pays qui taxent moins ? C’est ce qu’il a suggéré avec la comparaison avec les Etats-Unis. Trop par rapport à l’argent qu’il souhaiterait recevoir ? Puisqu’il est actionnaire à 48% de son entreprise, la moitié des bénéfices qui seraient distribués aux actionnaires lui reviendraient. Trop taxée par rapport à ce qu’il avait prévu de faire avec ses bénéfices ? Il me semble que le problème n’est pas le fait de s’enrichir en soi, mais l’impensé qui existe sur les limites de l’enrichissement personnel et la manière dont la richesse d’une entreprise est partagée.
Revenons d’abord sur les limites de l’enrichissement personnel et les écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Dans son classement de 2024, Forbes comptait 2781 milliardaires sur la planète, pesant 14200 milliards de dollars. Bernard Arnault en fait partie. En France, d’autres grandes fortunes ont rejoint Bernard Arnault dans sa complainte. Dans une société où 8% de la population vit sous le seuil de pauvreté, cet agacement m’interpelle. Car au fond, à quoi sert l’argent ? Y-a-t-il une limite à ce que l’on peut gagner ? L’enrichissement personnel doit-il être la seule motivation de l’enrichissement ? Est-ce à chacun de décider pour lui-même ou peut-on, doit-on encadrer l’enrichissement personnel ? Tenez, une autre grande fortune a fait parler d’elle en janvier : Mickaël Bloomberg, 16e plus grande fortune mondiale selon le magazine Forbes (2023), avec environ 100 milliards de dollars de patrimoine. A l’annonce par le Président Américain Donald Trump du retrait des Etats-Unis des Accords de Paris sur le changement climatique, Bloomberg a annoncé que son organisation philanthropique, Bloomberg Philanthropies, financerait la part manquante des Etats-Unis après du UNFCCC (Conventions pour le Climat). D’autres initiatives des plus grandes fortunes méritent d’être soulignées, comme celle de Millionaires for Humanity (https://millionairesforhumanity.org), ces millionnaires qui demandent au gouvernement d’être davantage taxées « Nous défendons une taxe globale sur la richesse pour les multimillionnaires comme nous, une contribution modeste qui peut avoir un grand impact sur les défis que nous devons relever, comme la pauvreté, le changement climatique et l’atteinte des Objectifs de Développement Durable. Ou encore, les membres de Responsible Wealth (https://www.responsiblewealth.org) qui se décrivent comme « un réseau de dirigeants d’entreprises, d’investisseurs, de rentiers qui font partie des 5% les plus riches en patrimoine ou en revenus aux Etats-Unis et qui pensent que les inégalités croissances ne sont pas dans leur intérêt ni dans l’intérêt de ceux de la société. »
Revenons maintenant sur la manière dont la richesse d’une entreprise est partagée, qui vient questionner plus largement le rôle politique des entreprises, dans le sens de leur rôle dans la cité. Une entreprise n’est pas un objet abstrait, c’est un collectif de personnes qui mettent en œuvre des moyens pour atteindre un but. Questionner le rôle politique d’une entreprise, c’est questionner sa responsabilité en tant qu’acteur qui ne fait pas que générer de la richesse pour lui-même, mais qui contribue à l’épanouissement et la socialisation de leurs salariés par le travail, ce que sa présence génère dans les territoires, la contribution aux finances du pays (par l’impôt) et la manière dont les bénéfices sont distribués. Nous avons encore deux conceptions radicales qui s’opposent : d’une part, celle défendue par Milton Friedman dans les années 70 – « le but premier d’une entreprise doit rémunérer ses actionnaires » -, conception qui semble encore très actuelle ; d’autre part une conception plus engagée, qui défend l’idée qu’une entreprise n’est pas hors sol, qu’elle est l’un des lieux où l’on fait société. Non seulement elle dépend d’un contexte qui va l’aider à réussir mais en retour, elle contribue à la richesse d’un pays. Au-delà de rémunérer des actionnaires qui ont investi dans l’entreprise et contribuent donc à son développement, cette deuxième conception accepte qu’avec la réussite vient une certaine responsabilité. Produire de la valeur avec des valeurs.
Et si c’était Bernard Arnault, en tant que plus grande richesse de France, qui proposait un débat public autour de ces deux grandes questions ? Cela serait certainement congruent avec sa « responsabilité sociale » et son « engagement en action »…
Flora Bernard.
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.