“Un gouvernement [la démocratie] si parfait ne convient pas à des hommes.” Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social, III, chapitre 4 « De la démocratie »
Le 15 janvier 2019
Parmi les revendications diverses exprimées par le mouvement des « gilets jaunes », une demande emblématique domine : la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), une consultation populaire permettant aux citoyens qui le souhaitent de s’exprimer sur un enjeu de leur choix (en l’occurrence des lois jugées injustes et la révocation du mandat d’un représentant politique).
La presse n’a pas manqué de souligner que derrière cette volonté de démocratie participative se cache une crise de la représentativité. L’appel au RIC pose fondamentalement la question de la confiance, non seulement celle faite aux représentants politiques, mais aussi celle faite au peuple.
Jean-Jacques Rousseau, ardent défenseur de la démocratie au XVIIIème siècle, l’aurait sans doute approuvé. Du contrat social, son célèbre essai de 1792, explique par le menu pourquoi et comment la démocratie directe, et donc participative, est préférable à la démocratie indirecte, et donc représentative. Le philosophe est radical : la démocratie représentative est une parodie de démocratie car tout citoyen qui délègue son pouvoir de décider renonce en fait à sa volonté, et donc à sa souveraineté. « La souveraineté ne peut être représentée, pour la même raison qu’elle ne peut être aliénée »1, insiste-t-il. Et de conclure : « A l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus »2.
Rousseau n’est pas naïf, il sait que les hommes peuvent vouloir la loi mais, étant doués de passions, chacun fera exception pour lui-même s’il n’est pas gouverné. Il préconise cependant un gouvernement par la vertu : il faut faire confiance au peuple en lui laissant le pouvoir de décider. Les contradicteurs du philosophe n’ont pas manqué de lui faire remarquer que ce modèle est non seulement irréaliste, mais dangereux. Irréaliste car, dans les grandes nations, il est inconcevable que les citoyens délibèrent quotidiennement de tous les sujets (ils n’en ont ni le temps, ni la compétence). Dangereux car la tyrannie de tous n’est pas meilleure que celle de quelques-uns. Ce n’est pas parce qu’une souveraineté est populaire qu’elle cesse de menacer les libertés fondamentales.
Rousseau en a bien conscience et c’est pourquoi il conclut ironiquement son chapitre « De la démocratie » par cette réserve : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». C’est parce qu’il a pris cette limite très au sérieux que Platon a défendu l’idée que seul le philosophe dispose de l’esprit requis pour le bon gouvernement d’une cité. Un esprit libre des opinions et des passions, capable de penser véritablement l’intérêt général et d’y œuvrer. Contre l’Occident contemporain, Platon pensait donc que la démocratie est loin d’être le meilleur régime politique. Il lui préférait une monarchie éclairée.
Si la démocratie au sens fort et premier restera sans doute à jamais un idéal, le débat national qui s’ouvre aujourd’hui nous invite à ne pas renoncer à l’idée de citoyenneté. Mais il nous interpelle sur ce qu’elle exige pour être véritablement vivante. Platon comme Rousseau nous demandent de considérer que l’exercice de la citoyenneté implique une certaine formation de l’esprit. Il faut apprendre à penser – c’est-à-dire à mener un raisonnement critique constructif -, par soi-même et ensemble.
Cette éducation à la citoyenneté, qui s’avère une éducation à l’esprit philosophique, est, elle, tout à fait réaliste. Le développement de la philosophie pour les enfants3 ou le cours de philosophie et citoyenneté dispensé en Belgique depuis 2014 sont des signes encourageants. De quoi nous rappeler aussi que la démocratie est un pari sur le meilleur de l’humanité et qu’il revient à chacun – citoyen gouvernant ou non – d’en faire la preuve.
Marion Genaivre
(1) Du contrat social, III, 15
(2) Ibid
(3) Voir notamment Les Petits Platons
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