“C’est par nos désirs que nous nous engageons pleinement dans l’existence. ”
Comment mener une vie telle que je la quitte sans regrets ? Cette question, qui m’habite depuis longtemps, me revient plus pressante alors que je m’achemine doucement mais sûrement vers quelque chose comme le milieu de ma vie. D’autres appelleraient cela la « crise de la quarantaine ». Crise ou non, le fait est que cette question du regret a pris ces derniers mois un autre sens : comment ne pas vivre hors de soi ? Comment vivre, non pas la vie des autres, celle qu’un certain imaginaire collectif façonne pour nous, ou celle dont nous pensons que les autres attendent que nous fassions la démonstration, mais une vie la plus proche de soi ?
Prendre cette question au sérieux demande un courage insoupçonné. Et d’abord celui de reprendre connaissance, aux deux sens que peut avoir cette expression : revenir à soi comme après une absence, et refaire connaissance avec soi-même. Bref, comment ne pas vivre absent à soi-même ? Cette question ne peut et ne doit appeler aucune réponse bêtement identitaire. Il ne s’agit pas de répondre à la question « Qui suis-je ? » Quiconque se lance dans un autoportrait est immédiatement déçu. Saine déception, car on ne peut attraper son être que par le mouvement et ce mouvement se nomme désir. Par « qui suis-je ? », il faut donc entendre « quel est mon désir ? »
Ce sujet du désir est, on le sait, structurant en psychanalyse. Jacques Lacan a pu parler du désir comme de la manifestation d’un manque-à-être. Nous désirons parce que nous ne nous sentons jamais suffisamment exister, c’est-à-dire ici jamais suffisamment reconnus. C’est en partant de la même intuition que certaines traditions spirituelles ont pu définir le désir comme la marque d’une immaturité existentielle : ne désire que celui qui ne sait pas qu’il est et a déjà tout. Le désirant cherche au dehors ce qu’il a au-dedans. Cette projection hors de soi serait la source de toutes nos souffrances et ferait de nous un être perpétuellement contrarié et insatisfait. Le désir serait une sorte d’ingratitude foncière, une manière de dire que la vie ne se suffit pas à elle-même, que ça n’est jamais assez. Ces mêmes traditions vont donc travailler à l’extinction du désir, au jeûne de la volonté. Elles se proposent de nous apprendre à cesser de vouloir et de désirer pour embrasser ce qui est et y trouver la plénitude.
Ce sens de l’accueil, de l’acceptation, du laisser être, sont des formes d’humilité absolument essentielles, notamment pour défaire les logiques égotiques de domination à l’œuvre dans notre civilisation. Sans compter que, à une époque où nous avons partout besoin de sobriété, faire en sorte que les êtres humains désirent moins ne serait pas incohérent. Seulement voilà, c’est aussi parce que nous sommes traversés par des désirs que nous avons la force de nous battre pour réaliser un idéal, que nous avons des rêves, qui eux-mêmes libèrent notre créativité et notre ingéniosité. D’une certaine manière, que le désir parte mécaniquement d’un manque ou d’un vide importe peu. Ce qui importe, c’est ce vers quoi il va et ce qu’il crée chemin faisant. Cette question de l’empreinte laissée par nos désirs est évidemment fondamentale parce que nous savons que le désir peut créer le pire comme le meilleur. Un apprivoisement du désir est donc nécessaire si nous ne voulons pas être condamnés à l’impasse qui me semble être celle de notre temps : détruire ou vivre éteints.
Éteints car partout où le désir se retire, la vie se retire. Vivre sans désirer, c’est errer dans sa propre vie. C’est traverser la vie en étant déjà un peu mort. Le désir est d’abord un élan vital, un mouvement qui nous anime et nous relie dynamiquement au monde. Plus que de nous y relier d’ailleurs, il nous y inscrit. C’est par nos désirs que nous nous engageons pleinement dans l’existence. Autrement dit, désirer, c’est accepter d’être incarné. Car notre corps est le haut lieu de nos désirs. Et c’est encore pourquoi tout retour à soi est un retour à ses désirs. Ce qui, contrairement à ce qu’on nous laisse souvent entendre, n’est pas le luxe de ceux qui en ont les moyens. Le désir n’est pas ce qui vient à condition que les besoins soient comblés. Tout être humain a du désir et des désirs.
Il faut, en revanche, ne pas confondre envie et désir. S’ils se rejoignent parfois, l’envie est souvent une version pervertie du désir. Il n’est pas rare, par exemple, qu’une envie de posséder cache un désir de reconnaissance. Il n’est donc pas inutile d’apprendre à sonder son cœur et son esprit. On y découvre alors que le désir à proprement parler est presque toujours désir d’expérimenter, d’éprouver et de s’éprouver. C’est ainsi que sur le chemin du retour à moi-même, j’ai trouvé un désir de chant, de danse, de marche en montagne, mais aussi de création de nouveaux espaces de dialogues entre des personnes qui ne se parlent pas mais dont la coopération pourrait changer le monde…
En ce sens, le désir n’est pas une manière de dire que la vie ne se suffit pas à elle-même, mais le pressentiment qu’elle contient toujours plus que ce qu’elle a déjà délivré. Le désir est conscience que la vie est infinie.
Et vous, quel(s) désir(s) êtes-vous ?
Marion Genaivre
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.