“le milieu technique moderne qui constitue notre habitat n’est pas exempt de l’inhospitalité que nous fuyons dans la « nature »”
« Vous êtes toutes et tous contaminés ». Ce sont les premiers mots du documentaire que la militante écologiste Camille Etienne et son ami réalisateur Solal Moisan viennent de mettre en ligne sur la chaine Youtube de leur collectif, Avant l’orage. Son titre, « PFAS : comment les industriels nous empoisonnent », est aussi éloquent que sa sentence introductive. Sans surprise, il y est question des PFAS, une famille de composés chimiques notamment utilisés pour leur propriétés anti-adhésives (revêtement des poêles), imperméabilisantes (fartage des skis, membrane type Gore-Tex) ou pour leur résistance aux fortes chaleurs (combinaisons ignifugées). D’origine strictement anthropique et très faiblement dégradables – d’où leur qualification de « polluants persistants » ou « éternels » –, ces substances contaminent désormais l’ensemble de nos milieux de vie, c’est-à-dire notre eau, notre air, nos sols et donc nos chaines alimentaires. Objets polluants bien identifiés, certains PFAS comme le PFAO sont reconnus cancérigènes par le Centre international de recherche sur le cancer[1]. En France, leur coût sanitaire est estimé entre 52 et 84 milliards d’euros. Au niveau européen, les efforts de dépollution sont quant à eux évalués à 238 milliards d’euros par an[2].
L’omniprésence de ces polluants persistants est révélatrice de l’immense faille morale sur laquelle prospèrent nombre d’acteurs majeurs de l’économie mondiale et questionne notre dépendance socialement organisée envers eux. Le chimiste américain DuPont est un exemple parmi d’autres (hélas) d’entreprise dont les dirigeants choisirent en toute connaissance de cause de continuer à déverser des substances fortement toxiques dans l’environnement[3] pour ne pas diminuer leur profit. Mais le problème est aussi fondamentalement politique. Les PFAS interrogent notre conception du progrès au prisme très concret de ce qui compte réellement pour nous : quelle baisse de performance sommes-nous capables et même désireux d’accepter quant aux objets dont nos vies ne dépendent pas ? C’est la question de « l’usage essentiel » que Stéphane Horel, journaliste au Monde, pose dans le documentaire en comparant les poêles anti-adhésives et les combinaisons ignifugées des pompiers (deux usages possibles des PFAS).
Prendre ce sujet au sérieux implique de reconnaître la nature ambivalente des techniques, selon le mot du penseur technocritique Jacques Ellul. Ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, la technique compose notre milieu (nous vivons à travers elle) et peut se révéler tout aussi hostile que cette « nature » dont elle est censée nous affranchir. Car c’est précisément dans les termes d’une surnature humaine que nous pensons classiquement le progrès technique. Progresser, c’est certes améliorer nos technologies, mais c’est aussi plus radicalement nous éloigner d’une nature qui nous menace et qui, par cette hostilité, entrave notre liberté. Pourtant, le milieu technique moderne qui constitue notre habitat n’est pas exempt de l’inhospitalité que nous fuyons dans la « nature », loin de là. Les PFAS aussi utiles puissent-ils être à certains égard, sont le parfait exemple d’artefacts qui rendent nos milieux de vie inhospitaliers par leur toxicité. C’est aussi le cas des véhicules thermiques, exemple ô combien clivant. S’ils participent de la liberté de circulation ou peut-être plus précisément de son efficacité – ce qui touche à la question de savoir dans quelle mesure l’efficacité favorise la liberté et dans quelle mesure elle peut l’étouffer –, ils sont aussi l’une des composantes du versant hostile de notre milieu technique, notamment par leur contribution à la pollution de l’air (40 000 décès prématurés par an[4]), aux nuisance sonores (le coût social du bruit a été estimé à 147,1 milliards d’euros par l’Ademe[5]), sans parler des questions de sécurité routière bien connues. J’ajoute que cette hostilité est aussi esthétique tant le tout-voiture pour lequel nous avons opté défigure nos villes.
Les catastrophes écologiques et sanitaires que nous connaissons aujourd’hui demandent donc de penser le progrès à l’aune de ce qu’on pourrait nommer une hospitalité technique, c’est-à-dire d’un progrès soucieux de maintenir voire d’augmenter la saine habitabilité de nos milieux de vie. Cela implique de s’en donner les moyens certes financiers, mais aussi intellectuels et politiques, notamment en rappelant, comme le faisait l’Académie des technologies en 2022, que « [l]’existence d’un marché viable ne saurait garantir qu’une innovation soit opportune. »[6]
Julien De Sanctis
[1] https://www.auvergne-rhone-alpes.ars.sante.fr/pfas-ce-quil-faut-savoir
[2] https://vert.eco/articles/qui-va-payer-limmense-facture-du-nettoyage-des-pfas-les-polluants-eternels
[3] Cette affaire dite du « Scandale de Parkersubrug » (ville située en Virginie-Occidentale aux Etats-Unis) est mise en scène de façon glaçante dans le film Dark Waters, sorti en 2019. Outre les nombreuses morts animales, on estime que plus de 70 000 personnes furent lentement empoisonnées à cause des rejets en question.
[4] https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2021/pollution-de-l-air-ambiant-nouvelles-estimations-de-son-impact-sur-la-sante-des-francais
[5] https://librairie.ademe.fr/air-et-bruit/4815-cout-social-du-bruit-en-france.html
[6] https://www.academie-technologies.fr/matieres-a-penser-sur-la-sobriete/
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