“Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie.”
Albert Camus
Le mythe de Sisyphe, ed. Gallimard (1942)
3 juin 2019
Le 6 mai dernier s’est ouvert à Paris le procès de six ex-dirigeants de France Télécom et de l’entreprise elle-même, jugés pour « harcèlement moral », suite à la série de suicides qui s’y sont déroulés entre 2006 et 2011. C’est la première fois qu’une société du CAC40 et son haut management sont présumés responsables de harcèlement moral du fait d’une politique managériale, c’est-à-dire du fait d’une organisation systémique, et non plus simplement du fait d’un individu harcelant en relation avec une victime.
Qu’est-ce qui peut mener des personnes à se suicider sur leur lieu de travail ? Chaque acte est différent, singulier, et les véritables raisons de chacun resteront à jamais secrètes. Mais si le suicide est, comme le propose Camus, le seul problème philosophique vraiment sérieux, c’est qu’il interpelle sur le sens de la vie et ce qu’est une vie qui vaut la peine d’être vécue. Ce que le procès de France Télécom nous demande, entre autres, d’interroger, c’est le sens du travail dans des périodes de transformations profondes, comme le vivent de nombreuses entreprises aujourd’hui.
Le drame de l’affaire France Télécom nous indique que sens du travail et qualité de vie ont partie liée. On parle souvent d’un sens qui serait ou non « donné » par les directions des entreprises. Même si ce sens-là est essentiel, il ne constitue que la moitié du chemin. Le sens se créée et se cultive par chacun, dans au moins trois dimensions :
> la qualité de la relation à soi et aux autres. Le sens, c’est le récit que chacun fait de ce qu’il vit. Ce sens se construit dans l’intimité de sa propre pensée, mais aussi dans la possibilité d’instaurer un véritable dialogue avec son management et ses collègues ;
> la possibilité de faire un travail de qualité, dont chacun peut tirer de la fierté et avec lequel chacun est en accord ;
> la mission, le lien à « plus grand que soi », qui fait que nous œuvrons au service de quelque chose qui nous dépasse et nous nourrit. La mission d’une entreprise donne toute son étoffe aux actions individuelles : chacun sait pourquoi il fait ce qu’il fait.
La perte de ces trois liens – avec soi-même et les autres, avec son travail, avec la mission de l’entreprise – est une source de souffrance. Même si chacun est juge de ce qui constitue, à ses yeux, une vie qui vaut la peine d’être vécue, la responsabilité de l’entreprise est de s’assurer que les conditions sont présentes pour que cette qualité de vie au travail puisse se déployer. Et donc de se poser trois questions clés :
> chacun trouve-t-il du sens au travail qu’il réalise et a-t-il la possibilité d’en dialoguer avec ses managers et des équipes afin de construire ensemble un sens commun ?
> chacun a-t-il la possibilité de réaliser un travail de qualité dont il tire de la fierté et qui contribue à la réaliser la mission de l’entreprise ?
> la mission de notre entreprise est-elle claire et comprise par tous ?
A long terme, une entreprise peut-elle survivre sans se poser ces questions, sans permettre à tous ses collaborateurs de se les poser ? La raison d’être d’une entreprise est de créer de la valeur. La question est : laquelle, pour qui et pour quoi ? La réponse spontanée, mais limitée – valeur économique, pour des actionnaires (voire des clients…), pour faire croître l’entreprise – ne suffit plus. C’est peut-être l’enseignement principal que nous donnera ce procès. Pour que la responsabilité sociale et sociétale des entreprises ne soit pas juste qu’un vœu pieu mais devienne un enjeu stratégique de développement à long terme.
Flora Bernard
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