“Pour philosopher, il faut être accueillant, c’est-à-dire savoir recevoir, qu’il s’agisse d’une idée, d’une sensation ou encore d’une émotion. ”
Cette semaine, j’ai enfin pris le temps d’écrire à mon professeur de philosophie d’hypokhâgne pour lui demander des nouvelles et lui donner des miennes. Notre dernier échange remontait à environ 15 ans. Après une prépa éprouvante, je lui annonçais que mon chemin d’étudiant en philosophie s’arrêtait là et que j’entrais en école de commerce. Je ne me rappelle pas précisément de sa réponse, mais il était de, toute évidence, déçu ou triste que je ne suive plus la voie qui avait été la mienne jusque-là. Aujourd’hui, je ne sais pas s’il consulte encore ses mails, ni même s’il est encore vivant. Mon message restera peut-être lettre morte, perdu dans des limbes numériques où vient s’échouer le courrier des défunts. Mais qu’importe, je voulais lui dire que j’étais revenu à la philosophie. D’abord de façon très académique et maintenant hors-les-murs de l’Université. Écrire à un mort en puissance a quelque-chose de vertigineux, d’abyssal même. Ces quelques mots, peut-être adressés au néant, n’étaient pas tranquilles. Si, d’aventure, la vie ne l’avait pas quitté, comment accueillerait-il mon message et la singularité du parcours que j’y décris ? Depuis, je médite beaucoup ce thème de l’accueil car pour philosopher, il faut être accueillant, c’est-à-dire savoir recevoir, qu’il s’agisse d’une idée, d’une sensation ou encore d’une émotion. L’accueil est attention, écoute et, aussi rude puisse-t-elle être parfois, la philosophie commence toujours en faisant place à son sujet. Nulle bienveillance doucereuse ici, juste une ouverture nécessaire à l’oxygénation de l’édifice qu’est la pensée.
Mais si la philosophie commence dans l’accueil, qu’en est-il de l’accueil de la philosophie ? De là a ressurgit une question à laquelle j’avais modestement réfléchi il y a quelques années lorsque j’effectuais ma thèse au sein d’une société de robotique : quelle place pour le philosophe et pour la philosophie en entreprise ? Vu sous un autre angle : comment l’entreprise doit-elle accueillir celui ou celle qui a la charge de la remettre en question, c’est-à-dire de lui donner à penser en la questionnant ? La question mérite qu’on lui dédie un ouvrage entier, mais j’aimerais malgré tout partager en quelques mots un élément de réflexion sur le sujet.
A vrai dire, s’interroger sur la « place » de la philosophie en entreprise n’est peut-être pas très pertinent car ce qui caractérise le philosophe depuis Socrate, c’est l’atopie, c’est-à-dire le non-lieu. Le philosophe n’a pas de place en ceci que son activité de (re)mise en question n’est situable ni dans un organigramme ni au sein des savoirs constitués. L’atopie philosophique est étrangeté. Le philosophe, lui, est étrange plus qu’étranger ; car l’étranger vient de quelque part alors que le philosophe, en tant que tel, ne vient de nulle part. C’est notamment pour cette raison que je me refuse à parler de « consultant philosophe ». Malgré sa position d’externe-internalisé, le consultant vient du monde de l’entreprise, alors que le philosophe, lui, est exotique : il est (un) « du dehors ». Cela fait écho à une célèbre proposition de Georges Canguilhem qui, dans Le normal et le pathologique, affirme que « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et (…) pour qui toute bonne matière est étrangère. »[1] Autrement dit, il n’y a pas de sujet spécifiquement philosophique, puisque la philosophie est de nature à aborder n’importe quel sujet. Le philosophe est donc, paradoxalement, partout chez lui. Il n’en demeure pas moins partout étrange, j’y insiste, et cette étrangeté se saisit avant tout dans son rapport au langage : contrairement au physicien et à ses équations mathématiques, il utilise, comme tout un chacun, le langage verbal pour travailler, mais ce langage n’est pas d’abord commun, il doit le devenir.
Et ce n’est pas tout : je pense que le philosophe est celui qui sait partager son étrangeté au sens où il parvient à rendre une matière[2] étrange aux yeux de celles et ceux qui, d’ordinaire, la maitrisent, la connaissent ou croient la connaître. Pour philosopher, il faut rendre le réel étrange, douteux, c’est-à-dire quitter sa familiarité et accepter que la (re)mise en question brouille nos repères comme nos certitudes. Philosopher, c’est habiter un trouble qui n’est ni confortable ni rassurant, mais qui, par le dévoilement de nos présupposés et de nos impensés, marque une première étape vers la liberté et l’authenticité. Là réside le soin de l’âme auquel on associe souvent la philosophie. Là réside également un véritable pouvoir de transformation.
Mais alors, s’il n’est pas question de place pour le philosophe en entreprise, de quoi est-il question ? Comment un lieu tel que l’entreprise peut-il accueillir ce non-lieu, cet apatride qu’est le philosophe ? Cet accueil, je crois que nous pouvons le penser en termes d’hospitalité. Le corps étrange et non étranger qu’est le philosophe n’a pas vocation à être intégré ou assimilé à l’organisation – ce qui reviendrait à le situer –, mais plutôt à en être l’hôte, permanent ou non. Cette hospitalité est ce qui permet au philosophe de rester ce qu’il est, c’est-à-dire une altérité, un autre.
Au moment de conclure cette lettre, je vois, heureux, que mon professeur m’a répondu.
Julien De Sanctis
[1] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 2013 [1966], p.7.
[2] Ici, le mot « matière » est à prendre au sens large de « partie du réel », aussi surprenante soit-elle. Par exemple, la philosophe Jeanne Guien propose, comme le fit François Dagognet en son temps, une réflexion sur le déchet dans le cadre de ses travaux sur le consumérisme.
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