“Ce que nous vivons aujourd’hui prouve qu’il est urgent de comprendre ce qu’est un préjugé et d’apprendre à le mettre au travail.”
Quoi penser qui puisse éclairer si peu que ce soit les nuits de violences que connait actuellement notre pays ? Il y a plusieurs décennies, la France s’est fait une fracture dont elle ne parvient pas à se remettre. Parce qu’elle n’a pas tout de suite été bien soignée et parce qu’elle ne l’a pas été depuis. Cette fracture a pour nom défiance, humiliation, injustice, désespoir, amertume, ressentiment, nihilisme. Et elle s’enlève sur fond de précarité, de ségrégation sociospatiale et de stigmatisation. Une réalité qui s’origine dans de nombreux préjugés de part et d’autre du front d’un conflit qui dépasse largement ses protagonistes les plus visibles. Car ces préjugés et ce conflit nous concernent toutes et tous.
Certains penseront sans doute immédiatement qu’il ne s’agit pas de préjugés mais de faits. Le sociologue Fabien Truong témoigne ainsi que les violences policières – qu’elles soient physiques ou symboliques – font partie de la vie quotidienne des jeunes des quartiers dits défavorisés : « Les contrôles d’identité désagréables et répétés en bas de chez soi sont humiliants, génèrent du stress et nourrissent, à la longue, un profond ressentiment. Ils induisent que leur présence, au pied même de leur domicile n’est pas légitime, qu’elle doit se justifier. Cette logique du soupçon est presque métaphysique et existentielle. Ces jeunes se disent qu’ils sont contrôlés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. »1
En face, des agents à cran, qui se sentent instrumentalisés et abandonnés par l’Etat. Ancien policier devenu réalisateur, Olivier Marchal raconte « l’overdose de tout. De ce à quoi les policiers assistent. Ce pourquoi ils travaillent. Ce pourquoi ils se lèvent le matin. C’est l’overdose du système et des comportements de violence. » À Viry-Châtillon, le 8 octobre 2016, deux voitures de police sont attaquées par un groupe d’individus cagoulés, munis de cocktails Molotov. Les véhiculent s’embrasent. Coincés à l’intérieur, deux des quatre policiers sont gravement brûlés. Dans les jours qui suivent, des centaines de policiers descendent dans la rue pour crier leur colère contre la « haine anti-flic » et leurs conditions de travail dégradées depuis la suppression de la police de proximité.
De part et d’autre, des faits donc, qui donnent à raison à chacun de penser ce qu’il pense de l’autre et de se comporter comme il se comporte avec lui. Mais cette objectivité du fait nous détourne de ce qui œuvre en lui en sous-main. Car il n’est pas un de nos gestes, pas un de nos actes, qui ne soit traversé de croyances, c’est-à-dire d’énoncés ou de propositions auxquels nous attribuons une valeur de vérité alors qu’ils ne sont pas certains. L’opinion, l’hypothèse scientifique, sont des croyances. Le préjugé en est une aussi, mais il a la particularité de s’ignorer comme telle. Ce que nous vivons aujourd’hui prouve en tout cas qu’il est urgent de comprendre ce qu’il est et d’apprendre à le mettre au travail.
Un préjugé – littéralement ce qui vient avant le jugement – est une idée qui n’est pas entièrement fondée rationnellement. Le philosophe Bertrand Russell dira que les préjugés sont des convictions qui grandissent en nous « sans le consentement de la raison ». Seulement voilà, l’affaire est inévitable. Notre jugement est toujours d’abord un pré-jugement au sens où il est toujours situé et donc déterminé par notre position dans le monde. Avant même d’appréhender les préjugés du point de vue de l’éthique, il faut donc comprendre que les préjugés sont inhérents à la manière dont se forme notre connaissance sur le monde. Cette connaissance est plus ou moins en adéquation avec le réel. Un préjugé peut être plus ou moins « vrai » ou « faux », et dans la plupart des cas partiellement vrai et faux. Il correspond à ce que les épistémologues appellent « une zone de signification ».
La première fonction d’un préjugé est de nous faire gagner du temps. Nous avons besoin de nous repérer et de nous positionner rapidement dans le jeu social. La seconde fonction est de marquer notre appartenance à un groupe. Le préjugé s’inscrit dans un principe d’opposition « eux » / « nous ». Il permet à celui qui le mobilise de souligner l’homogénéité et la dimension positive de son groupe d’appartenance, en opposition aux autres groupes, auxquels sont souvent prêtés des traits négatifs. Ainsi la catégorisation est-elle de nature à renforcer sa propre identité, l’estime de soi. En entraînant la mise à distance de certains individus et de certains groupes, ils permettent de resserrer les liens entre les membres du groupe. Il existe ainsi des préjugés négatifs, qui visent à exclure, et des préjugés positifs, qui renforcent l’estime de soi, individuelle ou collective.
Dans la mesure où l’on ne peut pas ne pas avoir de préjugés, l’enjeu est de les prendre au sérieux tout en se rendant capables de les dépasser. Il s’agit donc de les identifier puis de les nuancer en introduisant de la complexité là où l’on prenait des raccourcis, en distinguant là où l’on croyait que tout était pareil, en réouvrant des possibles là où l’on avait hérité des limites. Comment ? En philosophant, c’est-à-dire principalement en se refamiliarisant avec l’expérience même de l’incertitude. Russell, encore, écrit que, pour celui qui ne philosophe pas, « tout dans le monde lui paraît aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon est limité ; les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont refusées avec mépris. (…) Sans doute la philosophie ne nous apprend-elle pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu’elle fait surgir : mais elle suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l’habitude. Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses, mais elle augmente notre connaissance de ce qu’elles pourraient être ; elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux qui n’ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d’émerveillement en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu »2.
Non, tous les jeunes des cités ne sont pas des délinquants insolents et ingrats qui ne respectent rien et ne veulent pas travailler. Certains le sont. Et même lorsqu’ils le sont, ils ne sont pas que cela. Non, tous les policiers ne sont pas des racistes écervelés qui jouissent de leur autorité pour humilier et passer leur violence. Certains le sont. Et même lorsqu’ils le sont, ils ne sont pas que cela. Notre actualité met au jour de nombreux préjugés dont nous pouvons choisir d’explorer ensemble ce qu’ils disent de vrai et de faux. Pour guérir enfin de cette fracture qui récidive et fait de plus en plus mal.
Marion Genaivre
1 Lire son récent entretien avec Le Monde (30 juin 2023)
2 Bertrand Russell, Problèmes de philosophie (1912) – éditions Payot (1989), pp.180-181
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