“ L’homme ne devient homme que parmi les hommes.”
J.G Fichte
Fondements du droit naturel, PUF (1998), p.54
3 février 2020
Le 5 décembre 2019, une grève conséquente s’ouvrait en France, principalement contre la réforme des retraites. Situation fréquente en période de mouvement social prolongé, une personne non mobilisée, osant s’interroger peut-être sur l’impact que le droit de grève des uns a sur la liberté des autres (à commencer par celle de ne pas faire grève), peut s’entendre dire par une personne mobilisée ou sympathisante de la cause : « soyez solidaires avec nous/eux ».
Pourquoi cet appel en irrite-t-il plus d’un ? Parce qu’il est plein d’un présupposé moral non discuté, celui qu’être solidaire, c’est bien (alors qu’on peut être « solidaire dans le mal », comme nous le rappelle fort bien le philosophe Charles Renouvier, ou encore solidaire par intérêt personnel) ; mieux en tout cas que de se préoccuper de sa liberté. Il semble aller de soi que la solidarité doive l’emporter sur la liberté personnelle. Après quoi les raccourcis réducteurs sont vite faits : ne pas l’admettre, ou à tout le moins s’interroger, c’est être un parfait individualiste ; en être convaincu, à l’inverse, c’est s’assurer la conscience d’un humaniste. Comment démêler cette situation fallacieuse pour n’avoir à laisser s’abîmer ni le vivre-ensemble ni la liberté inaliénable de la personne ?
C’est ce à quoi va tâcher de répondre tout le XIXème siècle français, et plus particulièrement un courant de penseurs politiques dit « solidaristes », dont le plus célèbre reste sans doute Léon Bourgeois. Le concept de solidarité, dont sont souvent insuffisamment pensées les ambiguïtés, cristallise alors la difficulté de concevoir le lien social au sortir de la Révolution. Avant 1789, les individus étaient liés par des appartenances corporatives ou héritées. Ils sont devenus libres et égaux en droit. La solidarité s’est trouvée requise pour penser un problème devenu crucial : quel lien reste-t-il entre des individus émancipés sans retour ?
Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, l’idée de solidarité oscille entre une conception purement sentimentale – l’amour pour ses semblables, la sympathie qui porte à l’entraide – , une conception factuelle – la société est un corps auquel la solidarité, comme coordination et association des forces, est vital – , et une approche normative, que certains dénonceront comme un sophisme naturaliste : la loi de la nature nous indique la voie de l’organisation collective. Quoiqu’il en soit, ses promoteurs sont confrontés à la même problématique : comment la solidarité peut-elle être à la fois un fait et un idéal ? Si c’est un fait naturel, non seulement il devrait suffire de le constater, mais il faudrait aussi reconnaître qu’il ne relève en lui-même d’aucune forme de justice ; après tout, le lion est solidaire de sa proie.
Passer de ce qui est à ce qui doit être, c’est penser une solidarité consciente et voulue. Pourquoi voudrions-nous la solidarité ? Parce qu’elle serait la condition de possibilité à la fois de la liberté individuelle et de la justice sociale. On ne compte plus les philosophes l’ayant démontré : liberté et solidarité, loin d’être antinomiques, concourent à la genèse d’un régime de droit. Elles ne paraissent incompatibles qu’à celui qui ne voit pas que sa propre liberté ne peut être assurée que par l’unité du groupe. Autrement dit, la liberté ne peut être effectivement l’attribut d’un sujet que si elle est d’abord, ou plutôt aussi, celui d’un groupe.
Mais quel groupe ? Ce problème de la communauté de référence est l’un des plus épineux. Car si la solidarité naturelle n’a pas de frontières, la solidarité volontaire, elle, rencontre la question de son territoire d’application – familial ou professionnel, local, national, européen ou international. S’il est indissociable d’un idéal de justice, le principe de solidarité ne peut pas, à lui seul, en donner les déclinaisons réelles. Certains solidaristes eux-mêmes se gardent de cette naïveté, car « c’est se montrer trop exigeant que de vouloir un altruisme qui ne pense point à soi »1, nous rappelle joliment l’un d’eux.
En somme, la solidarité, si l’on veut qu’elle ne se paie pas du prix de la liberté de chacun, implique un véritable dialogue délibératif, mais surtout un projet de société, sans lequel « elle n’est plus que charité » 2. Une perspective à méditer indéfiniment, à la lumière de cette fulgurance que nous a laissé Victor Hugo dans ses Carnets de 1870 : « Ma vie se résume en deux mots : Solitaire. Solidaire ».
Marion Genaivre
(1) Charles Gide, Histoire des doctrines économiques, Paris, Editions Sirey, 1913, p.714
(2) « La solidarité » – Marie-Claude Blais, Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque » 2008/1 n° 33
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