« Ré-interrogeons le sens de nos concepts pour qu’ils redeviennent féconds et riches de vie. »
« C’est dans les mots que nous pensons », écrivait le philosophe allemand Friedrich Hegel. Les mots que nous utilisons ne sont pas le résultat d’une pensée qui préexisterait dans notre esprit et qui sortirait par notre bouche, mais une manière pour nous de former et de forger cette pensée. Les mots ne sont pas l’outil de la pensée mais bien son matériau. D’où l’importance de prêter une grande attention au langage que nous utilisons pour désigner les réalités que nous traversons et dont nous sommes les témoins. Ce sujet est d’autant plus actuel qu’il semble que nos concepts soient en danger d’être manipulés pour dire tout et son contraire. Exemples : vérité, liberté, diversité… Même les concepts issus du monde économique ne sont pas épargnés : efficacité, performance, pour n’en citer que quelques-uns. Regardez comme le langage managérial a pénétré dans nos vies intimes : il faudrait « gérer » son couple, ses enfants ou ses vacances, sa vie même, comme on « gère » une équipe ou son budget. Utiliser ce même mot pour désigner des situations somme toute assez différentes opère des rapprochements questionnables qui appauvrissent notre rapport aux autres et au monde.
L’un des exemples qui me frappe le plus est celui de l’usage du concept de « liberté ». J’interviens régulièrement auprès de cercles de dirigeants sur la question écologique. La fatigue qu’ils manifestent sur le sujet provient de deux sources : un trop-plein, selon eux, de réglementations et un catastrophisme déprimant. Ce qui me semble en jeu, au fond, c’est une certaine conception de la liberté qui serait définie ainsi : « faire ce que je veux quand je veux ». Elle serait principalement individuelle (« je veux »). Mais pourquoi ne pourrait-on pas l’entendre comme collective ? Elle relèverait ensuite d’un faire qu’aucune volonté autre que la mienne ne devrait contraindre. C’est comme si le monde matériel ne devait plus résister au désir de ma volonté. Si je veux, alors je dois pouvoir ! Elle serait enfin un rapport au temps non contraint (quand je veux). Cette conception de la liberté fantasme l’abolition de l’espace et du temps, la matière ne devrait plus offrir aucune résistance ! Or comme une dirigeante l’a très justement souligné à l’occasion de l’un de ces ateliers : comme les contraintes font partie de la vie, c’est le fait de choisir ses contraintes qui devrait faire l’objet de la liberté ; la liberté, cela devrait être le fait d’imaginer des possibles à partir des contraintes. Le principe de réalité, c’est que nous ne vivons pas seuls, nous faisons partie d’un tout et d’un environnement naturel dont nous dépendons. Créer délibérément, par l’abolition fantasmée de l’espace et du temps, les conditions de notre appauvrissement global (urgence quotidienne, relations sans véritable dialogue, peur du lendemain ou des autres…) peut-il vraiment être considéré comme de la liberté ? Enfin, rappelons-nous que la limite était, dans l’Antiquité, ce qui donnait forme (et donc beauté) aux choses. Sans forme, sans limites, le monde est difforme, informe.
Jeff Bezos, le patron d’Amazon et du Washington Post, nous a fait une magnifique démonstration il y a quelques semaines de cet usage fallacieux des mots : au nom de la liberté d’expression, il souhaite limiter les tribunes publiées dans le journal « à la défense des libertés personnelles » et de « l’économie de marchés libres ». Bezos présuppose donc que l’idée d’une liberté collective n’aurait pas de sens, ou ne vaudrait pas la peine d’être défendue, et que l’économie de marché « libre » existerait bel et bien. Mais nous savons depuis longtemps que la fameuse main invisible (et soit-disant libre) n’est qu’une illusion, puisque les politiques, dans tous les pays du monde, ne cessent de contraindre les marchés, précisément, pour qu’ils fonctionnent à leur avantage. Ce que fait le président américain actuellement.
Ne prenons pas les mots à la légère. En famille, au travail, dans nos relations quotidiennes, réinstaurons un peu de discussion sur ce que les mots du quotidien veulent dire pour prendre conscience de la charge idéologique qu’ils portent. Parler, écrire, n’a rien d’anodin, mais créée un monde. Si nous voulons défendre la liberté, comment la redéfinir pour qu’elle soit synonyme de vie en commun épanouissante pour tous, et pas seulement pour quelques-uns ? Si nous voulons défendre la vérité, le progrès, la justice, la démocratie…, prenons le temps d’en réinterroger le sens et d’en discuter la signification, pour que nos concepts, plutôt que d’être réduits à peau de chagrin, redeviennent féconds et riches de vie.
Flora Bernard
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.