“ L’homme meurt, cela n’est rien, mais l’homme est à partir de sa mort.”
Maurice Blanchot
L’Espace littéraire (1955)
Dans une récente tribune1, la comédienne Stéphanie Bataille témoignait de sa souffrance, à la suite du décès de son père, victime du Covid-19 début janvier. « Je n’ai pas eu le droit de revoir mon père, alors qu’il me réclamait à cor et à cri. Les patients meurent de solitude, déprimés, anéantis par la souffrance de ne pas être en lien direct avec leurs proches. Sans compter que cette séparation dictée, imposée est insurmontable pour les familles. Nous ne pouvons être infantilisés ainsi, être privés de cette liberté fondamentale d’accompagner nos proches jusqu’à la fin. Ce virus doit nous interroger sur le sens de la Vie, en aucun cas se draper dans une fatalité », livre-t-elle.
Cet appel à s’interroger sur le sens de la vie entre en résonance directe avec un dilemme brillamment nommé par le philosophe Gaspard Koening2 : « les vies brisées des patrons de bar, des artistes ou des petits commerçants, les vies zombies des étudiants devant leurs écrans valent-elles moins que les vies prolongées ? Temps de vie prolongé contre temps de vie gâché. Années gagnées sur la mort contre années perdues pour la vie. Le choix collectif face à cette équation reflète la santé morale d’une société. » Nous sommes collectivement et personnellement renvoyés à une question fondamentale : qu’est-ce que vivre pour un être humain ? Question qui en contient immédiatement une autre : où en sommes-nous de notre conception de la mort et de notre rapport à elle ?
Milles occupations sérieuses nous détournent bien sûr de ces questions vertigineuses. Mais, dans notre refus de les affronter, nous ne voyons pas que nous donnons à un corps politique non seulement le droit d’exiger de nous de vivre3, mais encore de définir ce que c’est que vivre. Il faut entendre ici la déclaration saisissante de la jeune Etty Hillesum quelques mois avant sa mort en déportation : « sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie »4.
Qu’est-ce qui mérite alors « le nom de vie » ? Est-ce le maintien à tout prix de ce corps, dont la médecine prend par ailleurs si bien soin ? Non, car la médecine ne confère pas de signification ou de valeur particulières à cette existence qu’elle nous permet de prolonger. Elle ne soigne ni le deuil, ni la relation, ni l’absence. C’est pourquoi nous devons considérer cette question paradoxale : suffit-il d’être en vie pour vivre ? Pas quand on est humain, car l’humanité se signale par ce passage du vivre à l’exister.
C’est ce dont le philosophe Martin Heidegger a fait la démonstration une fois pour toutes. Exister, pour l’homme, ne se réduit pas simplement au fait de vivre. Parce qu’il ne coïncide jamais totalement avec lui-même, l’homme a conscience du néant, il sait qu’il va mourir et s’en inquiète. Mais c’est cette conscience de la mort qui lui ouvre la possibilité d’une existence éclairée et significative. Sans elle, nos actes quotidiens ne posséderaient pas cette unicité, cette urgence fébrile, cette qualité permanente de choix et cette fondamentale dignité. C’est parce que nous nous savons mortels que notre vie a du sens.
C’est ce que résume très bien la phrase lapidaire de Maurice Blanchot qui, lui, emprunte plus volontiers à la pensée d’un autre philosophe. Peut-être le premier vrai philosophe de la mort : Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Père du raisonnement dialectique, Hegel nous invite à penser la mort comme la condition négative de notre liberté. La vie n’est vivante qu’aussi longtemps qu’elle est prise en tension avec la destruction. Il faut apprendre à séjourner dans cette présence destructrice, nous dit Hegel. Non seulement nous devons faire l’effort de ne pas l’oublier, mais nous devons aller au-devant de l’angoisse qu’elle nous provoque car cette angoisse est une expérience fondatrice pour être véritablement libre.
Libre y compris de refuser les différentes « assurances contre la mort » que constituent les mesures mises en place par le gouvernement ? Oui, s’il s’agit non pas de refuser le principe même de la protection de la vie sous prétexte que nous sommes personnellement prêts à accueillir la maladie et la mort, mais s’il s’agit de vouloir une discussion démocratique autour de la question « qu’est-ce que vivre ? » et donc sur les modalités de cette protection. Ici le politique et la métaphysique se rencontrent et donnent raison à l’intuition fondamentale de la philosophie bouddhique : naissance et mort sont la polarité même de la vie. Apparents contraires, ils ne cessent de se réclamer et de s’interpénétrer. A méditer…
Marion Genaivre
1 Tribune du Figaro Vox le 25/01/2021
2 Chronique du 20/01/2021 dans Les Echos
3 Je pense ici aux témoignages personnellement entendus de la part de professionnels de santé (gérontologues, directeurs de soins…), qui s’indignent que, à travers ses mesures, le gouvernement choisisse pour leurs patients de quoi ils devront mourir (de vieillesse ou d’une autre pathologie, mais pas du Covid-19).
4 Etty Hillesum, Une vie bouleversée (1985)
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