“ Nous devrions considérer les émotions comme une partie intégrante de notre système de raisonnement éthique.”
Martha Nussbaum
Upheavals of thought, the intelligence of emotions (2001)
Je me sens souvent submergée par les informations que je lis dans les quotidiens que je consulte. Les morts du COVID-19, la répression des Ouïgours en Chine, les migrants aux portes de l’Espagne… Depuis quelques années déjà, je ne me rends sur les sites d’information et les réseaux sociaux que de manière épisodique (suffisamment pour me tenir au courant) et circonstanciée (pour approfondir ma compréhension du sujet) car je ressens vite monter en moi des émotions fortes : colère, tristesse, sentiment impuissance. Je ne suis pas indifférente à ces personnes qui traversent la Méditerranée entassés sur des radeaux, ou celles dont on essaie de laver le cerveau pour supprimer leur sentiment d’identité. La question qui me vient donc immédiatement : si je ne suis pas indifférente, que faire ? Comment se comporter face à ces nouvelles ? Ce sont des questions que pose l’éthique – ou comment agir face à ce que nous considérons comme un mal.
Nous avons tendance à penser à l’éthique comme le résultat d’un processus de questionnement et de délibération pour répondre à deux questions fondamentales « comment dois-je vivre ? » et « que dois-je faire ? », les deux étant évidemment liées. C’est juste, mais incomplet. Bien qu’elle ne puisse pas s’en passer, l’éthique n’est pas qu’un processus de pensée, aussi fondé soit-il. La philosophe américaine Martha Nussbaum a fait des émotions le cœur de son intérêt philosophique. Les émotions ont pour elle une dimension politique et morale, dans la mesure où elles nous permettent de nous relier les uns aux autres. « Si les émotions sont imprégnées d’intelligence et de discernement , écrit-elle, et si elles contiennent en elles-mêmes une conscience de la valeur, de l’importance, elles ne peuvent pas, par exemple, être facilement écartées dans les situations où nous sollicitons notre jugement éthique, comme elles l’ont souvent été au cours de l’histoire de la philosophie. Au lieu de concevoir la morale comme un système de principes devant être appréhendé par un intellect détaché, et les émotions comme des motivations qui soit soutiennent soit contrecarrent notre choix d’agir selon ces principes, nous devrions considérer les émotions comme une partie intégrante de notre système de raisonnement éthique. Nous ne pouvons pas les ignorer, une fois que nous reconnaissons qu’elles contiennent leur part de jugements, vrai ou faux qui peuvent être de bons ou de mauvais guides pour nos choix éthiques. » (1)
Tout l’art est donc là : préserver le fait d’être touchée, émue ou révoltée, sans être anéantie, pour que raison et émotion s’éclairent mutuellement. Si nous ne pouvons pas sauver le monde, nous pouvons au moins l’éclairer. Peut-être que la première action, et celle qui est en notre pouvoir à tous, c’est d’user non seulement de notre capacité de juger, mais aussi de notre capacité à nous émouvoir.
(1) Martha Nussbaum, Upheavals of thought, the intelligence of emotions, Cambridge University Press, 2001 (traduction de l’extrait : Flora Bernard)
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