“L’écoute est la condition d’un tout autre progrès, qui s’appuierait sur la qualité de nos relations avec le vivant.”
« La justice restaurative est un sport de combat, parce qu’elle va à l’encontre de tout ce que notre société valorise : la vitesse, le résultat, l’efficacité. Il n’y a rien de magique, c’est du labeur : ça prend du temps et des personnes pour encadrer le processus, sans garantie de résultat. » (1) De quoi nous parle Fanny, dans le dernier film de Jeanne Herry, Je verrai toujours vos visages, sorti en salles en avril ? D’une méthode qui consiste à faire dialoguer des victimes et des agresseurs, pour que les uns puissent dépasser leur choc et leur ressentiment et entendent ce qui motive des actes d’agression, et que les autres se responsabilisent par rapport à ce qu’ils ont fait et comprennent ce que vivent les victimes. Mais il ne s’agit pas de se parler n’importe comment ou de débattre, ni même de se mettre d’accord. Le protocole est clair : d’abord plusieurs rencontres individuelles, puis une ou plusieurs séances où les victimes se retrouvent face à leurs agresseurs ou les agresseurs d’autres victimes (en effet, ces rencontres ne se tiennent pas nécessairement entre victimes et agresseurs directs). Chacun s’exprime sur ce qu’il a fait, sur ce qu’elle a vécu, la colère et les éclats de voix sont autorisés – la bienveillance n’est pas un principe ! – mais pas la violence physique. Les discussions sont encadrées, avec très peu d’intervention, par des personnes formées à cette approche.
Dans ce film, les personnes (victimes et agresseurs) s’engagent par-dessus tout à écouter. Non pas simplement entendre, accuser réception de mots, mais écouter. Déjà, au premier siècle de notre ère, le philosophe Plutarque (100 ap. JC) dans Comment écouter, faisait de l’ouïe l’organe de la sagesse. « Combien de gens se font du tort, écrit-il, parce qu’ils veulent s’exercer à discourir, avant d’avoir su tirer les fruits d’une leçon d’écoute. »(2) Le stoïcien Epictète disait quant à lui que savoir écouter est une véritable compétence qui s’exerce. Nous faisons grand cas de la vision, dans une société saturée d’images, mais l’ouïe, et avec elle, l’écoute, est certainement le sens qui mérite toute notre attention.
Nous ne savons plus écouter. Nous entendons des paroles, des insultes, des affirmations péremptoires, des bruits, mais tous ces mots sont « dispersés dans les airs, stériles, insaisissables. » (3) Il y en a trop, qui ne veulent plus rien dire ; on se sent si facilement agressés par des mots qui ne sont proférés que parce que quelqu’un a envie de les dire, sans se préoccuper de l’autre qui les reçoit, ou sans prendre le soin d’écouter à son tour. Il y a saturation.
Dans les ateliers que nous animons dans les entreprises, nous proposons souvent un exercice d’écoute tout simple : en binômes, nous demandons à l’un d’écouter ce que l’autre a à dire, sans l’interrompre, sans commenter ni conseiller. La seule chose que l’écoutant a le droit de faire, c’est poser une question pour mieux comprendre le cadre de référence de son interlocuteur, ce qui motive sa pensée ou son action. Cet exercice dure trois à quatre minutes pour l’un, puis le même temps pour l’autre. On me fait souvent la réflexion que c’est difficile de respecter la consigne, parce qu’on a envie de répondre, de dire ce que l’on pense. Au fond, nous n’avons pas tant besoin d’écouter que d’être écoutés.
A l’heure où les enjeux écologiques demandent de réinterroger nos manières de vivre ensemble et de vivre tout court, l’écoute, il me semble, nous permet de revisiter la notion de progrès, ce qu’elle vise et ce en quoi elle consiste. D’un progrès essentiellement conçu sur le plan matériel et technique, avec pour fondements idéologiques la vitesse et l’augmentation de la quantité, nous pourrions imaginer un autre progrès : non plus focalisé sur la quantité mais sur la qualité ; non plus focalisé sur la vitesse, mais sur le temps humain et celui des ecosystèmes. L’écoute serait la condition d’un tout autre progrès, qui s’appuierait sur la qualité de nos relations avec le vivant.
Flora Bernard
(1) Retranscription de mémoire, suite au visionnage du film
(2) Plutarque, Comment écouter, ed. Payot Rivages, 1995, Traducteur : Pierre Marechaux
(3) Ibid.
© Image : affiche du film “Je verrai toujours vos visages”
L’actu
Les organisations doivent plus que jamais se repenser à la lumière des différents enjeux auxquels notre société fait face : l’évolution du rapport au travail, la crise écologique, les fractures sociales grandissantes…
Les petits-déjeuners Thaé sont faits pour découvrir comment la philosophie pratique permet d’appréhender des sujets clefs et complexes de manière participative et accessible.
Vous êtes en poste dans une organisation ou une équipe qui a besoin de prendre de la hauteur et de redonner du sens à ses actions ? Rendez-vous le 12 mai pour notre prochain petit-déjeuner à Lyon, où nous développons nos activités !
Inscription obligatoire auprès de Anne Boisnon.
PhiloPop, la newsletter philosophique qui éclaire l’actualité.
RV tous les mois.