“C’est à cette indisponibilité que j’aimerais refaire de la place, le temps de quelques semaines. Et quand le negotium reviendra, continuer à faire une place à l’otium. ”
Je pars en retraite. Là, dans quelques jours. Non pas à la retraite, celle à laquelle vous pensez spontanément, qui signe l’arrêt du travail et le début d’une nouvelle phase de vie. Une retraite plus courte – quelques semaines jusqu’à fin décembre, pour prendre ce que Sénèque appelait de ses vœux, du « temps à soi ». De l’otium (pour les latins) ou de la skholè (pour les grecs), oisiveté studieuse chère à la culture Antique, qui permettait de retrouver le temps long de la réflexion non soumise aux impératifs de la vie active, le temps de l’apprentissage et du vagabondage de l’esprit qui nourrit notre être.
Je suis prise, comme c’est le cas pour nombre d’entre nous je crois, dans la difficulté d’allier le temps de la productivité et le temps de la jachère (d’autant plus nécessaire dans mon métier de philosophe). Le temps de l’action et celui de la réflexion – non pas celle qui sert à préparer les ateliers que j’anime pour mes clients, mais la pensée qui n’est pas immédiatement utile. J’ai pu avoir le sentiment, ces derniers temps, d’être tellement prise par ce que j’appelle l’opérationnel – la préparation et l’animation de formations et d’ateliers dans mon cas – que je ne pouvais que réagir aux demandes, plutôt que d’être à l’origine de propositions nouvelles. J’ai le sentiment de manquer de temps pour explorer d’autres sujets, ceux qui ne sont pas nécessairement liés aux enjeux actuels des organisations, mais que je ressens le besoin de creuser. C’est un paradoxe que vous connaissez tous : vous avez besoin de temps long pour renouer avec ce qui vous anime profondément et nourrir votre vision, mais vous êtes pris par le quotidien, l’action, faire tourner la boutique. Quelle que soit la taille de l’entreprise, et quel que soit notre rôle, nous sommes tous confrontés à cela.
La disponibilité à l’indisponible
Il faudrait pouvoir se rendre disponible à l’indisponible, comme dirait le sociologue allemand Hartmut Rosa (1). Notre rapport au monde, explique-t-il, en tant que membres de la modernité tardive, se fait selon la forme de « points d’agression », c’est-à-dire d’objets qu’il s’agit de connaître, d’atteindre, de dominer, de conquérir ou d’utiliser. Le monde du travail est réglé par ces verbes : il nous faut atteindre des objectifs, conquérir un marché, bien utiliser notre temps et surtout ne pas en perdre ! Ce rapport au monde, selon Rosa, fait que nous ne sommes plus appelés par le monde, interpelés par lui, et donc nous n’y répondons plus, nous avons de plus en plus de mal à nous transformer, ou à nous laisser transformer par lui, tant nous attendons de lui certains résultats. A force de vouloir que le monde soit disponible, nous ne sommes plus ouverts à l’indisponible. Or c’est dans l’indisponibilité (de la neige, de l’amour, du sommeil, de la rencontre fortuite…) que se produisent les merveilles de la vie qui en étoffent la qualité. Nous pouvons vouloir ces choses, nous ne pouvons jamais les commander. Elles arrivent.
C’est à cette indisponibilité que j’aimerais refaire de la place, le temps de quelques semaines. Et quand le negotium (littéralement, ce qui nie l’otium, et qui a donné négoce, que l’on peut assimiler à la sphère du travail aujourd’hui) reviendra, continuer à lui faire une place. Pouvoir flâner au milieu de la journée sans être toujours guidée par l’utilité… Est-ce possible, ou faudra-t-il toujours alterner entre otium et negotium ?
Le temps à soi stoïcien
L’otium n’est pas un temps superflu. Le « temps à soi » était pour Sénèque un temps vital (2). Les stoïciens, à la différence des épicuriens, vivaient dans la cité et étaient actifs sur le plan politique. Le stoïcien pense dans la vie, et c’est pourquoi le temps à soi stoïcien doit s’articuler avec la vie active. La contemplation (la réflexion) et l’action ne peuvent qu’aller ensemble, car l’un nourrit l’autre sans cesse. Nous ne pouvons servir le bien commun, les autres, sans avoir ce temps de retrait des choses mondaines. Car c’est dans ce temps-là que nous pouvons nous (re)poser les grandes questions essentielles et existentielles. Peut-on vivre ensemble (coopérer…) sans conflit ? Une société peut-elle être heureuse sans croissance ? Que signifie être un « bon » parent aujourd’hui ? …
Un ami engagé depuis de nombreuses années sur les enjeux écologiques partageait avec moi récemment que pour quelqu’un qui saisit les choses rapidement, cela demande 30h pour se former à la compréhension réelle et approfondie des enjeux climatiques, et comprendre les liens systémiques avec les enjeux humains, la biodiversité, les ressources, la santé… Personne n’a ce temps – ou ne le prend. Nous faisons ce que nous pouvons avec ce que nous livrent les media. Mais il y a un réel problème quand ce sont nos dirigeants (politiques et économiques) qui, sur ces enjeux vitaux pour notre futur, ne prennent pas ce temps. Il en va de décisions qui ne concernent pas seulement une entreprise ou un pays, mais la qualité de la vie sur Terre, ensemble.
N’oublions pas de prendre soin de notre bien le plus précieux : notre âme, notre esprit, notre principe directeur. Ce soin demande un temps qui ne peut être délégué à d’autres. Les philosophes stoïciens avaient déjà bien compris que c’est là que réside notre plus grande liberté et notre plus grande puissance.
Flora Bernard
[1] Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020
[2] Sénèque, Le temps à soi, ed. Payot & Rivages, 2016
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
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