“ Plus les fractures générationnelles seront grandes, plus il faudra travailler à soigner nos liens.”
Le billet d’humeur
Ce week-end était un week-end de fête. Contre vents et pluie, une proche se mariait et nous avait donc réunis. Les convives partageaient rires et félicitations avec le couple fraîchement uni. Pourtant, il n’eût pas été difficile de distinguer, dans cette foule enjouée, la silhouette d’un homme. Il est manifestement le doyen de cette assemblée. Vêtu d’une veste de costume gris sans éclat, appuyé fébrilement sur un parapluie faisant office de canne, il promène un regard un peu triste sur ce qui l’entoure. C’est qu’il a perdu sa femme il y a quatre ans et ne s’en remet pas. Soixante ans de vie commune laissent un vide incommensurable. Il la pleure encore tous les jours.
Cet homme, c’est Michel, mon grand-père. Les trop rares fois où je le vois, mon cœur est pris d’une infinie tendresse. Il a toujours une épreuve ou une joie du passé à me raconter. Ce week-end, il m’a dit comme il me dit toujours : « Appelle-moi plus souvent. Viens me voir ». Seulement cette fois, j’ai entendu. J’ai entendu sa solitude, sa tristesse, son manque d’amour. J’ai compris qu’il s’agissait d’une demande sérieuse ; ce qu’elle était toutes les autres fois mais je n’avais pas su la considérer. Tout s’était passé jusqu’à présent comme si je refusais la conscience de cet isolement dont je suis en partie responsable. Car la situation n’est pas telle que je ne puisse pas effectivement lui rendre visite. Non, Michel vit dans un petit pavillon de l’Oise et je vis dans les Hauts de Seine. C’est un peu d’organisation et de temps à sanctuariser, mais rien d’insurmontable.
Alors pourquoi ne pas remédier à cet isolement relationnel ? Parce que je suis prise dans une vie active qui rend mon grand-père presque inexistant à ma conscience. Je suis tellement affairée à mon engagement professionnel et associatif, tellement portée par un quotidien riche de projets, nourrie par mon couple et mes amitiés, bref, tellement consacrée au présent et à l’avenir, que j’en oublie mon grand-père, représentant du passé toujours présent. Mais une fois ceci posé, rien n’est dit. Car ne sont pas encore nommées les véritables raisons pour lesquelles tous les Michel et Denise (c’est ma grand-mère) de France sont plus seuls que jamais. Une récente étude de l’association Les Petits Frères des pauvres (1) montre en effet que la pandémie a plongé un demi-million de personnes âgées « en situation de mort sociale », c’est-à-dire sorties des quatre cercles de sociabilité que sont la famille, les amis, le voisinage et les associations.
Il est intéressant de noter que l’étude commence son baromètre à partir de 60 ans, c’est-à-dire à l’âge moyen de la retraite. Nous sommes une société aux yeux de laquelle celui ou celle qui se retire de la vie active se retrouve comme désactivé. Car, quoiqu’un peu honteuse, c’est bien cette croyance qui s’impose : qui ne travaille plus n’est plus utile et ne mérite donc plus tant d’attention. Celui qui était hier digne d’intérêt n’est, du jour au lendemain, plus personne. Et la qualité de son réseau professionnel n’y fera rien. Nous ne résistons pas à l’idée que seuls sont actifs ceux qui travaillent et que ce sont eux qui font le monde. Et il n’y a pas de troisième voie : soit je fais le monde, soit je suis à sa charge. Ceux que l’on appelle les « jeunes retraités » échappent brièvement à ce sentiment d’exclusion et cette situation d’oubli, mais ils finiront par dire tôt ou tard : « Appelle-moi plus souvent. Viens me voir. »
Deux aires cohabitent ainsi : l’aire des actifs et l’aire des oubliés. La personne active que je suis oublie la personne âgée qu’est mon grand-père parce qu’elle se dit ne pas avoir le temps d’en prendre soin, parce qu’elle pense que ça n’est pas vraiment à elle de le faire (ses enfants n’ont qu’à s’y coller), parce qu’elle a une vie à construire et que c’est là que son énergie vaut la peine d’être mise (elle ne peut pas être partout), parce qu’elle a peur de s’ennuyer à ses côtés et doute qu’il ait quoique ce soit à lui apprendre (il n’a même pas de smartphone)… Et peut-être, plus fondamentalement encore, parce que sa jeunesse trouve douloureux d’être confrontée à sa vieillesse. Parce que deux réalités métaphysiques se rencontrent alors, celle de tous les possibles et celle de la finitude.
Avec la révolution écologique qui s’annonce, une ère du soin a commencé ; celui de la planète et des générations futures. N’oublions pas de prendre soin de nos anciens. Ne tombons pas dans l’écueil facile de l’arrogance – le monde va trop vite, ils n’ont rien à nous transmettre – et de l’ingratitude – nous ne leur devons rien. Plus les fractures générationnelles seront grandes, plus il faudra travailler à soigner nos liens si nous voulons rester une société profondément humaine.
Un jour, c’est moi l’aînée qui serai au milieu d’une foule enjouée, appuyée sur un parapluie faisant office de canne. Les actifs d’aujourd’hui seront les oubliés de demain si nous n’apprenons pas à considérer la vieillesse comme un trésor. Et cet apprentissage commence maintenant. Demain, j’appelle Michel.
Marion Genaivre
(1) Je renvoie ici le lecteur à l’article du Monde et de l’AFP daté du 30 septembre 2021.
L’inspiration
À quoi ne devons-nous jamais renoncer ?
Il est des hommes dont la vie a inspiré des milliers de personnes et qui continuent à exercer leur pouvoir à travers le temps. C’est le cas de Gandhi, dont le cinéaste Richard Attenborough a relaté la vie et le combat pour l’indépendance de l’Inde dans un film éponyme magnifique, qui n’a pas pris une ride (1982).
Une scène du film m’a particulièrement marquée – il s’agit de l’un des premiers actes de résistance active de Gandhi, alors qu’il est encore avocat en Afrique du Sud. Le gouvernement sud-africain veut instaurer une loi élargissant les pouvoirs des policiers, les autorisant à pénétrer dans des maisons indiennes, prendre les empreintes digitales, ou encore interdire tout mariage non-chrétien. Gandhi demande alors à la communauté indienne de résister, non pas en attaquant mais en restant ferme sur ce à quoi ils tiennent : leur dignité. Gandhi fait du concept de résistance, souvent associé à de la passivité (je prends les coups sans broncher) un concept actif de défense d’un cœur d’humanité que personne ne peut retirer. L’action bien comprise – tout le contraire de l’agitation – sait ce qu’elle vise, reste concentrée sur ce qu’elle veut défendre dans les grands moments (la marche du sel) tout comme les petits (prendre soin des chèvres de son ashram). Attenborough fera dire à Gandhi : « Ils peuvent torturer mon corps, briser mes os, même me tuer. Ils auront alors ma dépouille, mais pas ma soumission. » On croirait entendre le philosophe stoïcien Epictète : il dépend de nous de ne pas nous soumettre à ce qui va à l’encontre de nos valeurs profondes ; à cet endroit notre liberté est totale. Nous avons toujours la possibilité de défendre ce à quoi nous tenons. Certes, nous y perdrons : du confort, de la sécurité, de la protection (ce sont toujours les mêmes choses que nous craignons de perdre, au fond), mais il nous faut bien comprendre que c’est un choix, même dans un système qui peut être écrasant, même quand cette action a des conséquences dramatiques (le massacre d’Amritsar).
Certes, Gandhi était un être exceptionnel, qui était prêt à mourir pour défendre ses valeurs, mais il nous laisse avec une question bien actuelle : si ce que nous appelons nos valeurs en sont vraiment, à quoi sommes-nous prêts à renoncer pour les défendre ?
Flora Bernard
A (re)voir : Gandhi, de Richard Attenborough (1982)
L’actu
• 13 octobre 2021 : sortie du premier livre co-écrit par Flora Bernard et Marion Genaivre, aux éditions Dunod.
Intitulé La prise de décision – Un peu de philosophie pour les pros qui veulent décider autrement, il propose de revisiter la pensée de certains philosophes pour éclairer les enjeux de la prise de décision dans le monde du travail, mais aussi transmettre une pratique de la philosophie au service de la prise de décision quotidienne. Un enjeu pour toute personne à qui les conséquences de ses décisions importent et parce que se sentant engagée en tant qu’être humain par elles.
• 2, 5 et 9 novembre : prochaine formation !
Socrate se réjouirait : on n’en finit plus de découvrir à quel point le questionnement est une ressource fondamentale pour bien exercer son métier ! Vous avez une fonction stratégique et/ou hautement relationnelle ? Notre formation au questionnement est pour vous. Pour vous inscrire à la prochaine session des 2, 5 et 9 novembre, écrire à anne.boisnon@thae.fr
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