“Le puzzle est une activité philosophique à part entière. »
J’adore faire des puzzles. L’état de concentration presque méditative qui se diffuse, la pleine présence à l’instant où plus rien d’autre ne compte, la patience qui s’impose à moi puisque chaque pièce prendra sa place au moment où elle le doit, la joie enfantine qui m’envahit quand deux pièces s’emboitent parfaitement… Ce que j’aime par-dessus tout, c’est l’attention que le puzzle me demande de déployer, où mon être se retrouve dans la chose à faire plutôt qu’à l’extérieur. Une attention aux couleurs et à leurs nuances, aux formes et leur singularité, au détail d’un motif ici que l’on relie à un autre détail qui irait bien là-bas. Pour moi, le puzzle n’est pas qu’un loisir gratuit (même si cela a son importance !), il exprime un certain rapport au monde, un rapport d’attention(s). J’irais même jusqu’à dire qu’il est une activité philosophique à part entière.
Le puzzle commence en général dans l’embarras. Alors que je partageais avec ma famille l’idée d’écrire sur le sujet, mon mari soulignait que ce qui lui plaît le plus avec le puzzle, c’est de passer « du désordre à l’ordre ». Cela rappelle bien l’origine du mot, le puzzle nous venant de l’anglais puzzle, qui signifie confusion, embarras. Qui n’a jamais été embarrassé par toutes ces pièces posées là devant soi ? Par où commencer ? Comment ramener de l’ordre, de la structure, une vue d’ensemble, à ce qui parait totalement éparpillé, confus ? Par l’attention.
J’entends tout d’abord l’attention comme ce qui s’oppose à la dispersion et à la distraction. Elle rassemble toutes nos facultés : de jugement, de persévérance, d’imagination. L’attention serait pour le sociologue Emile Durkheim, « l’une des facultés les plus fécondes de l’esprit », aux côtés de l’imagination. « Le génie n’est qu’une longue patience (…), une longue imagination, et une longue attention. (1) » On s’en rend bien compte en faisant un puzzle : c’est parce qu’on a porté son attention longuement sur les pièces que des similitudes commencent à émerger, que des emplacements potentiels se signalent à notre esprit. C’est parce que nous avons été pris dans une concentration extrême que nous sommes en mesure de faire des liens inattendus. A l’heure où notre attention est susceptible d’être captée de toutes parts par les sollicitations diverses (2), le puzzle nous permet de nous ré-approprier ce qui est devenu une rareté : notre attention.
Elle est aussi ce qui nous ré-ancre dans le réel. Elle nous demande de percevoir ce qui est, plutôt que ce qui devrait ou pourrait être. De cette observation minutieuse, de cette attention aux moindres détails émerge une vue d’ensemble : nous percevons alors le tout ET ses parties, dans un même regard englobant, nous devenons capables de voir comment les parties peuvent s’agencer au mieux pour former un tout d’où émerge une certaine beauté. Pour la philosophe Simone Weil, « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. » Simone Weil déploie une conception spirituelle de l’attention dans laquelle nous pourrions retenir qu’elle est disponibilité à ce qui n’est pas encore. C’est dans le passage par l’être que le devoir être et le pouvoir être prennent leur sens. L’attention nous ouvre à une plus grande présence au monde.
Dernier point : les puzzles, j’aime les faire à plusieurs, ce qui demande de s’accorder sur nos méthodes respectives, sur les limites de la partie à laquelle s’attelle chacun, de s’entre-aider quand nous repérons une pièce qui pourrait correspondre à la partie d’un voisin. Quand nous faisons un puzzle à plusieurs, tout le monde ne fait pas tout, nous nous partageons le territoire, non pas dans un esprit propriétaire et défensif, mais dans un souci de saine efficacité et de plaisir partagé. L’attention, ce n’est donc pas seulement celle que je donne au puzzle ou à moi-même, mais celle que je donne aux autres pour qu’ensemble, nous puissions construire une œuvre commune. Oeuvre éphémère qui, aussitôt terminée, sera à re-construire. Au fond, faire un puzzle, c’est faire l’expérience de ce paradoxe : vivre pleinement l’impermanence tout en prenant cette vie au sérieux. Savoir que la fin des choses, leur démantèlement, n’enlève rien à leur valeur – et peut-être même l’augmente.
Flora Bernard
(1) Emile Durkheim, https://durkheim.uchicago.edu/Texts/1884a/28.html
(2) Voir Yves Citton, Pour une Écologie de l’attention, Seuil, 2014
(3) Simone Weil, À propos de l’attention dans le travail scolaire, Ed. du Seuil, 1977
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