« Tout se passe comme si on ne se concevait libres que désaffiliés, émancipés du passé, sans héritage et sans dettes. »
Je raconte parfois que j’aime prendre le train parce que, me faisant traverser différentes régions de France, il me rappelle que la « vraie vie » ne se résume pas à celle que je connais à Paris. Chaque ferme, chaque exploitation agricole, chaque petit bourg ou petit commerce entraperçus, chaque petite route lézardant le territoire me rappellent que la majorité des Français ont une toute autre réalité que la mienne. Une autre expérience du monde.
Ce paradoxe suivant lequel nous vivons dans le même monde sans avoir de monde en commun, je l’ai revécu de manière sensible ces derniers mois à l’occasion de rencontres qui m’ont profondément touchée. En mars, je suis invitée à prendre la parole sur le changement devant un public composé principalement d’agriculteurs. En avril, je consacre une journée sur l’éthique auprès de directeurs de prison, puis je reviens sur l’enjeu de la culture d’entreprise avec des agents de maîtrise dans une entreprise, vieille de 125 ans, de la région Grand-Est. A chaque occasion, la même question me travaille : comment se rejoindre quand je connais si peu et si mal leur réalité ? Quand je suis même, avouons-le, embarrassée de quelques stéréotypes et préjugés ? Et que c’est sans doute réciproque !
Cette question m’a ouverte à une réflexion plus vaste sur notre temps et sur ses multiples symptômes de déracinement. Cette manière hors sol que nous avons de vivre s’illustre bien sûr dans la crise écologique, mais aussi dans la fracture entre urbanité et ruralité. Les grandes villes et métropoles sont hors sol parce que coupées du territoire des campagnes et des villes périurbaines. La ruralité est hors sol parce que coupée des lieux de pouvoir où sont drainées les grandes tendances mondiales, technologiques aussi bien que culturelles. Villes et campagnes ne se parlant pas, engoncées dans un mépris réciproque.
Mais, et ce où que nous soyons socialement et géographiquement situés, il semble que nous connaissions tous le sentiment de n’avoir pas vraiment pieds. C’est-à-dire de manquer de prise au sol, d’ancrage. L’essayiste et géographe Christophe Guilluy identifie, lui, ce qu’il appelle un sentiment d’insécurité culturelle, qui se retrouverait dans toutes les classes sociales. Nous sommes donc à une époque où cohabitent un attachement diffus, et souvent non assumé, à un imaginaire, des manières de faire, de se comporter, des rituels, et une revendication d’émancipation radicale par rapport aux représentations et pratiques du passé (dénonciation du patriarcat, déconstruction du genre, évacuation du principe d’autorité, liberté totale prise avec la langue…).
Tout se passe comme si on ne se concevait libres que désaffiliés, émancipés du passé, sans héritage et sans dettes. Quelques philosophes nous ont pourtant alerté sur cette illusion et ont défendu la nécessité existentielle de l’enracinement. Dans son très beau livre du même nom, Simone Weil écrit : « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »[1]
La tradition et la culture participent de notre individuation. Nous devons une grande partie de ce que nous sommes à ce qui vient avant nous. Prétendre s’en détourner complètement, le disqualifier au prétexte que c’est du passé et qu’il faut vivre avec son temps, c’est mener une vie appauvrie. Mais c’est surtout ouvrir la voie au retour du passé sous sa forme la plus caricaturale et dogmatique. Le rapport ambivalent que nous avons à la tradition et la culture doit donc être regardé de plus près si nous ne voulons pas aggraver le phénomène de polarisations extrêmes dans lequel nous sommes pris aujourd’hui.
Je parle de déracinement parce que lorsque j’invite les participants à nos ateliers à identifier leurs sources d’inspirations, certains n’en trouvent pas. Je parle de déracinement parce que je vois la difficulté que nous avons à prendre soin de nos anciens. Déracinement encore parce que j’observe que l’attachement à une culture passe bien souvent pour un repli identitaire, un comportement conservateur, passéiste, voire réactionnaire. Il est de bon ton de lui préférer le progrès, l’innovation, l’ouverture, la « citoyenneté planétaire ». Allez, disons même que le premier mouvement est « de droite », son contraire « de gauche » (alors même qu’on peut tout à fait revendiquer l’ouverture tout en pratiquant l’évitement – une spécialité des « bobos » dont je suis[2]).
Cette tension se retrouve, de manière moins connotée, dans les organisations. Je donnais récemment une conférence sur le thème « Hériter empêche-t-il d’innover ? » Ce à quoi Simone Weil aurait encore pu répondre : « L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien. C’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. » [3]
La grande leçon de Weil pour les déracinés que nous sommes tient en deux idées clefs. D’abord celle que nous sommes de ce monde. Nous lui appartenons, que nous le voulions ou non, et la civilisation nous fait comme nous ne cessons de la faire. Ensuite celle que nous ne pouvons contribuer, participer au monde que si nous nous y enracinons. Que si nous plongeons dans les plis et replis de nos archives, que si nous avons la curiosité de notre milieu.
Il nous faut sans doute accepter, avant tout, que la culture est à une société ou une organisation ce qu’est l’identité à une personne : une manière propre d’exister. L’enracinement nourrit l’appartenance, elle-même source de sécurité. Deux besoins corrélés dont nous n’avons pas à avoir honte et dont nous ferions mieux de prendre soin, faute de quoi la violence s’en chargera. « C’était mieux avant » est la plainte de ceux qui se sentent moralement exilés, pour reprendre la belle image de Weil. Ne la jugeons pas si sévèrement et reconnaissons que certaines choses méritent peut-être notre nostalgie. Que certaines choses méritent peut-être même qu’on se battent pour qu’elles continuent d’exister.
Marion Genaivre
[1] L’enracinement, éd. Payot 2021, p.55
[2] Un néologisme du journaliste américain David Brooks (Bobos in Paradise, 2001 ; Les Bobos, Florent Massot, 2002), que Christophe Guilluy est le premier à populariser en France.
[3] Op. cité, p.63
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