“ Une entreprise peut-elle avoir une approche inclusive sans remettre en question ses propres normes ? ”
Le billet d’humeur
Le geste du caissier était lent, il prenait les objets un à un et tapait tous les numéros du code-barre, sans se presser. Dans la queue, les gens (moi y compris) commençaient à s’impatienter. En observant cet homme, dans un magasin de tissus dans lequel je me suis rendue récemment, je pouvais déceler un léger handicap, même si je n’aurais pas su le définir précisément. Je me suis demandé pourquoi cette entreprise avait recruté cette personne. Parce qu’elle n’a trouvé personne d’autre ? Parce qu’elle a une politique « inclusive » ? J’ai repensé à ces conférences que j’ai données récemment sur l’inclusion, nouveau cheval de bataille des entreprises dont les discours glorifient la différence et la diversité comme source de performance des équipes… sans se demander ce qu’elle implique vraiment.
La diversité implique de faire une place à la différence, non pas sur le mode de la cohabitation passive mais sur celui d’un vivre-ensemble créatif. La différence qui ne me gêne pas, qui est sympathique et qui va dans le même sens que moi, n’est pas la véritable différence. La véritable différence, c’est celle qui me bouscule, qui me force à changer mes représentations et mes croyances. C’est celle qui me met hors de moi, mais avec laquelle je vais quand même composer parce que… je n’ai pas d’autre choix, ou parce qu’il y a quelque chose de plus important que je suis prête à défendre. L’amour, par exemple. Ayant vécu avec un enfant handicapé pendant plusieurs années, la véritable différence est un défi énorme parce qu’elle me renvoie à mes propres fragilités, mes limites et mes zones d’ombres.
Ce qu’il pourrait y avoir à défendre aussi, c’est l’idée que les meilleures normes sont celles qui sont coconstruites et non imposées par certains à d’autres. C’est ici que le concept d’inclusion nous pousse un cran plus loin que celui de la diversité. Rappelons que le terme d’inclusion nous vient justement du monde du handicap et de l’école. Dans un premier paradigme qui était celui de l’intégration, il s’agissait de permettre à des enfants handicapés de s’intégrer dans une classe dite « normale », c’est-à-dire de se conformer à la norme dominante de leur classe d’âge, en termes de compétences et de comportements. Dans ce paradigme, le handicap (la différence) est une déficience individuelle qu’il va s’agir de corriger ou de diminuer pour augmenter l’adaptation. Dans un deuxième paradigme, celui de l’inclusion, le handicap n’est plus une déficience individuelle mais une situation, c’est-à-dire le résultat d’une interaction entre une différence et un environnement. Cela change tout, car la norme en question n’est plus celle des dominants mais se construit en fonction des situations.
Est-ce que cela va mener à davantage de performance ? Pour ce qui est de la performance financière, rien n’est moins sûr. Dans ma file d’attente, je faisais l’expérience de tout le contraire. Si la performance d’un caissier se définit à l’aune de la rapidité d’enregistrement des achats d’un client (permettant alors à l’entreprise d’engranger une plus grande performance financière), alors notre caissier était loin d’être performant. En revanche, il me demandait de remettre en question un présupposé majeur dans nos sociétés, qui est que de faire les choses vite est forcément une bonne chose. J’aurais pu continuer à m’énerver toute seule, j’aurais pu partir parce que c’était trop long. Et puis je me suis demandé ce que le fait de remettre en cause cette croyance sur la vitesse pouvait avoir de bon. Je me suis imaginé que si cette entreprise avait une véritable politique d’inclusion, c’est qu’elle voulait peut-être donner forme à autre chose qu’à un gain financier (performance vient de per-formare, donner forme à…). Si la bonne performance d’un danseur est de donner forme à l’intention d’un chorégraphe, celle d’un musicien de donner forme à une partition, l’inclusion nous incite alors à nous demander : à quoi donnons-nous forme, en tant qu’entreprise ? Et, plus largement, à quelle société donnons-nous forme ?
Au fond, l’idée à laquelle cette entreprise donne forme (à supposer que telle était son intention) ne serait-elle pas celle d’une société où chacun peut avoir sa place, en-dehors des normes dominantes – dans mon exemple, norme de vitesse et de rapidité ? Voilà un sacré défi pour celles et ceux qui défendent une véritable inclusion – rien moins que de revisiter nos propres normes.
Flora Bernard
L’inspiration
Naître ou ne pas naître ?
Rien ni personne ne semble pouvoir arrêter Chantal Birman de se rendre auprès des jeunes mamans, de retour à la maison après leur accouchement. Cette sage-femme libérale et féministe de 70 ans vient leur délivrer des soins et des conseils pour leur bébé, leur vie de mère et les femmes qu’elles sont. Si les moments de joie sont intenses et la complicité au rendez-vous, certains témoignages sont plus difficiles et douloureux. Ce documentaire, sorti en salles le 20 octobre, est une mise en lumière inédite du métier de sage-femme et des conditions indignes dans lesquelles il s’exerce aujourd’hui. Militante, Chantal Birman se réjouit que la médecine ait révolutionné les conditions de la naissance (les femmes ne meurent presque plus en couches, la mortalité infantile a chuté, la contraception et l’IVG se sont imposées), mais déplore que l’accouchement soit devenu un acte médical parmi d’autres, vidé de sa dimension symbolique et initiatique.
Car le documentaire met en aussi en lumière la maternité et cette période parfois difficile, taboue, qu’on appelle le post-partum. Dans son livre, Au monde : ce qu’accoucher veut dire (2009), Chantal Birman écrit qu’accoucher, c’est aller à un rendez-vous avec soi-même : son histoire familiale, sa mère, son corps, sa sexualité, son avenir. Un rendez-vous qui change profondément la vie de chacune. Car une femme qui accouche pousse la vie devant elle, « s’efface » derrière son enfant et comprend que donner la vie, c’est accepter de mourir un peu. Et ce non pas provisoirement, mais pour toujours (quand bien même l’enfant viendrait à mourir). Il y a une irréversibilité de la natalité. De sorte que devenir parent est peut-être le seul engagement véritablement sérieux qu’il soit donné de prendre à un être humain.
Un engagement que de plus en plus de personnes disent ne pas vouloir prendre, parce qu’il ne correspond pas à leur épanouissement et/ou par inquiétude devant l’avenir. A la fois fondées et discutables, ces raisons soulèvent une question sensible et essentielle : en supposant que ce non-désir1 d’enfant se généralise, qu’implique-t-il sinon l’extinction de l’humanité ?2 Il faut relire Hannah Arendt pour comprendre le vertige qui se joue ici. Rare philosophe à penser la natalité, Arendt écrit : « L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour (…) les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »3
Amor mundi… La possibilité de la parentalité nous renvoie directement à ce qu’il en est de notre amour du monde humain. Naître ou ne pas naître ? Jamais l’humanité n’a été aussi libre d’en décider. Jamais nous n’avons été aussi libre de choisir la vie.
Marion Genaivre
1 J’insiste sur la notion de désir car le propos ne concerne pas les personnes désirant un enfant mais ne pouvant pas l’accueillir.
2 La question est d’autant moins grossière que l’infertilité augmente en Occident. Je renvoie au récent article de Marina Julienne dans Le Monde, « L’infertilité, un défi de société majeur qui commence à être pris au sérieux »
3 « La crise de l’éducation », in La crise de la culture, éd. Folio, 1989, p.251
L’actu
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