« L’aventure, c’est se saisir de l’instant, ce « presque-rien » qui contient la virtualité infinie des possibles. »
J’ai toujours rêvé d’être une aventurière. Je me serais bien vue en Alexandra David Neel découvrant des contrées lointaines ou en Vandana Shiva militant pour la cause écologique en Inde. Mais cela fait plus de vingt ans que j’habite à Paris et qui plus est, dans le même quartier. J’ai même déménagé d’un immeuble à un autre, sans même changer d’adresse… Faut-il alors partir loin, dans des contrées exotiques, pour vivre l’aventure ? Mettre sa vie en risque, rencontrer le radicalement autre ? J’ai bien envie de répondre non, bien sûr, et me rassurer que sous cette apparente continuité, l’aventure est quand même bien présente dans ma vie. Mais je ne voudrais pas vivre dans l’illusion, comme le lieutenant Drogo dans le Désert des Tartares (1), que l’aventure va arriver, et attendre toute ma vie sans que jamais elle n’arrive vraiment. Le lieutenant, lui, finit sa vie épuisé de n’avoir rien vécu.
C’est peut-être que l’aventure n’est pas quelque chose qui arrive, mais plutôt un certain style de vie et une certaine manière de faire l’expérience de la vie. Explications avec le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903 – 1985) qui, dans L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux (2), nous livre une réflexion passionnante sur l’aventure. Si je ne suis certainement pas une aventurière, je suis peut-être davantage une aventureuse.
Mais d’abord, pourquoi ce désir d’aventure ? Spontanément, j’oppose la vie d’aventure à la vie pépère et tranquille, une vie où les jours se succèdent, dans le calme et la quiétude. La vie d’aventure serait quant à elle pleine de rebondissements, de nouveauté, d’excitation. On pourrait donc vouloir mener une vie d’aventure pour la simple raison que l’aventure réveille notre vitalité. Jankélévitch souligne que l’aventure ne prend son sens que si elle flirte avec les limites – et c’est cette fréquentation inquiète qui confère à la vie un sentiment d’intensité. On aurait le sentiment de vivre plus, de ne pas laisser les minutes passer « sans en extraire l’or » (Baudelaire, l’Horloge). L’aventure, c’est se saisir de l’instant, ce « presque-rien » dans lequel il y a « presque tout », c’est-à-dire la virtualité infinie des possibles. C’est précisément ce que le lieutenant Drogo n’arrive pas à saisir. Quand il arrive au fort Bastiani pour prendre son poste, il est immédiatement confronté à la désolation des lieux et sent bien qu’il faudrait s’en aller tout de suite. Il en a l’occasion, mais se laisse convaincre par ses supérieurs de rester quatre mois. Et puis, au bout de quatre mois, sur le point de partir, il se ravise, et restera toute sa vie au fort. Pourquoi ? « … la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l’amour domestique pour les murs quotidiens. Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffi pour l’engluer. » Si Drogo ne se saisit pas de l’instant, c’est qu’il est sans cesse en train d’imaginer un futur qui serait sûrement plus exaltant que tout ce que la vie lui propose dans le présent. La vie au fort évolue entre l’ennui et le sérieux, l’ennui d’être dans un « trop-présent » insatisfaisant et le sérieux de l’attachement serré aux habitudes, aux réglementations, traditions qui n’ont aucun sens. L’aventure est fantasmée et la vie se transforme donc en son contraire : un vécu totalement dénué d’intensité.
Si l’on se dit que l’aventure intensifie le sentiment de vitalité, c’est aussi qu’elle rompt avec le cours habituel des choses, nous sortant du confort et de la sécurité qui anesthésient les sens. Confort des habitudes, certitude que tout va se passer comme prévu. L’aventure serait une « passionnante insécurité », où quelque chose de précieux est mis en gage. Cette chose – une part de soi, une part de ce qui fonde notre sécurité matérielle ou existentielle – on n’est jamais sûr de la retrouver ; peut-être même que dans cette insécurité, on n’est jamais sûr de se retrouver. Ou plutôt, on serait sûr de se retrouver, mais autre, sans savoir ce que cet autre sera. Ce moment de « mise en gage », c’est précisément le moment où l’on se sent engagé. Il y a quelque chose qui vaut la peine d’être défendu, pour lequel nous serions prêt à nous battre. A trop vouloir se protéger, et justement ne rien donner de soi, on se désengage, et on se dévitalise. Mais l’engagement ne se commande pas de l’extérieur. Tout comme l’aventure se conjugue à la première personne – je ne vis pas des aventures par procuration, je dois moi-même y être engagé – , l’engagement lui aussi ne peut pas se demander, se commander si le coeur n’y est pas.
C’est ce qui fait la différence entre l’aventurier, que Jankélévitch présente comme celui qui fait de l’aventure son système, et l’aventureux, qui reflète plutôt un style, une manière de vivre. L’aventurier est davantage préoccupé par la consommation, de voyages, d’exotisme, de mises en risque bien bordées et par le fait de montrer aux autres que sa vie est pleine d’aventures. Mais il retombe vite dans l’habitude, qui annule en même temps ce qui pouvait faire le sel de l’aventure. L’aventureux, quant à lui, improvise. Une situation se présente dans laquelle tout peut se jouer et il s’en saisit. Peut-être pas tout le temps (nous retomberions dans l’excès inverse), mais à point nommé, c’est le fameux kairos ; l’aventureux navigue entre la légèreté et la désinvolture du jeu et le sérieux qui assure une forme de profondeur dans les expériences vécues. L’aventure se situe toujours dans cet « entre-deux » et demande du courage, de faire face à sa peur pour rompre avec le cours du temps, parce que quelque chose en vaut la peine, que ce soit un objectif ou un chemin pressenti. Et c’est ce que, tragiquement, le lieutenant Drogo ne fera jamais. Quand l’ennemi arrive enfin, et avec lui l’aventure potentielle, il est trop trad.
Jankélévitch écrivait que « ce qui est vécu, et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir. » Ce désir d’aventure, ne serait-ce pas avant tout un désir de se projeter dans un avenir qui nous réveille, qui rebat les cartes des possibles en mettant en branle des ressources insoupçonnées et ce faisant, nous révèle à nos propres yeux, autre que ce que nous avions imaginé ?
Flora Bernard
[1] Dino Buzzati, le Désert des Tartares, ed. Robert Laffont, 1949 (premi!ère publication 1945)
[2] Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, ed. Flammarion, 2017
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