“L’engagement ne vole pas loin, il ne vole pas longtemps si on lutte seulement contre : il faut lutter « pour ».”
Baptiste Morizot
« Politiser l’émerveillement et armer l’amour du vivant », Socialter (2020)
Quelques jours après la sortie d’Eric Zemmour affirmant que le dérèglement climatique n’est pas si catastrophique et que sa véritable cause n’est autre que l’explosion de la natalité africaine et asiatique[1], on mourrait littéralement de chaud dans l’ouest du Canada[2]. Outre le thème écologique, il existe un autre point commun entre les contre-vérités du polémiste d’extrême droite et les 49,6°C enregistrés outre-Atlantique : ces deux réalités suscitent l’indignation. La chose est particulièrement pénible quand elle se double du sentiment d’impuissance. En 2010, la publication du petit essai de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, avait fait couler beaucoup d’encre. Ses détracteurs lui reprochaient de promouvoir une colère stérile et, in fine, un enlisement dans les passions tristes. Ironie du sort, l’indignation faisait l’objet d’un procès en indignité ; mais celle-ci est-elle nécessairement mère d’impuissance ou de vanité ?
Si l’indignation n’est pas une fin en soi, elle n’en demeure pas moins valorisable et valorisante. Valorisable d’abord, car elle s’oppose à l’indifférence et au nihilisme ; valorisante ensuite, parce qu’elle témoigne toujours d’une valorisation implicite : on s’indigne de quelque-chose qui, d’une façon ou d’une autre, malmène ce que l’on aime, ce en quoi l’on croit, ce qui nous tient à cœur, bref quelque chose qui a de la valeur à nos yeux. L’indignation renferme donc un potentiel qui demande à être actualisé. « J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes[3] », écrivait Camus à propos des adeptes de la « violence confortable ». L’auteur forge cet oxymore pour critiquer ceux qui légitiment verbalement la violence au nom d’un idéal donné, mais qui seraient incapables de se charger eux-mêmes de ce qu’elle implique en actes[4]. Dès lors, le problème n’est pas tant la violence – « à la fois inévitable et injustifiable[5] », nous dit Camus – que sa transformation en abstraction par des esprits qui l’invoquent d’autant plus facilement qu’ils n’en ont aucune expérience.
On peut formuler une critique similaire de l’indignation confortable qui, s’offensant de tout sans œuvrer pour rien, enferme l’individu dans une colère perpétuelle nourrie d’abstractions essentialisantes (les « gilets jaunes », les « immigrés », les « riches », les « patrons », les « fonctionnaires » etc.). Mais alors, que faire ? Que faire dans un monde où les motifs d’indignation sont légions, mais où le temps pour les combattre est considérablement limité ? Le philosophe Baptiste Morizot, penseur et défenseur actif du vivant, aborde ce problème en termes spinozistes : si les passions tristes se présentent comme de puissantes alliées pour combattre les injustices en tout genre, elles diminuent notre puissance d’agir quand elles ne sont pas contrebalancées par des passions joyeuses. « L’engagement ne vole pas loin, il ne vole pas longtemps si on lutte seulement contre : il faut lutter « pour ».[6] », affirme-t-il dans un bel article pour Socialter. Les passions joyeuses relèvent de ce que Spinoza nomme l’ « amour » au sens de joie liée à l’existence de quelque chose. La joie, quant à elle, renvoie à un sentiment qui augmente notre puissance d’agir et de penser. La pleine dignité de l’indignation procède ainsi de ce qu’elle fait signe vers une joie potentielle. Reste à identifier ce qui nous rend joyeux ; car « [c]’est bien par amour de ce monde qu’il faut le changer, et pas par haine de lui, il n’y en a qu’un, et nous sommes de ce monde jusqu’au bout des ongles.[7] »
L’indignation cesse d’être confortable quand elle rencontre son envers joyeux. Morizot appelle donc à une « compositions des affects » positifs qui, dépassant les passions tristes sans les nier, génère et augmente « le sentiment de la puissance d’agir[8] ». Attention toutefois à ne pas substituer une abstraction à une autre ! Nul besoin de vouloir sauver le monde, car la puissance d’agir s’expérimente et se déploie d’autant plus facilement qu’elle s’implique dans « une lutte précise, territorialisée », explique le philosophe. « Les luttes concrètes […], même si chacune apparaît dérisoire, sont très puissantes dans leurs effets ; s’indigner sur Facebook de l’omnipotence des lobbys ne met pas sur le chemin ; défendre un petit pan du monde qui nous fait vivre donne le sentiment que quelque chose, même modeste, est possible.[9] » A bien y réfléchir, c’est là que se trouve le véritable confort : dans l’intensité d’une existence joyeuse parce qu’engagée et vice versa.
Julien De Sanctis
[1] https://twitter.com/ZemmourEric/status/1408087423779803136
[2] https://reporterre.net/L-ouest-du-Canada-suffoque-sous-une-vague-de-chaleur-record
[3] Albert Camus, Deux réponses à d’Astier de la Vigerie in Actuelles. Écrits politiques, 1950. Gallimard-Folio. Première réponse publiée dans Caliban n°16. Mai 1948
[4] La suite de la citation dit : « C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution. »
[5] ibid.
[6] Baptiste Morizot, op. cit., p.7.
[7] ibid, p.9.
[8] ibid.
[9] ibid.
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