“Cette passion fera ce que bon lui semble et non ce qui nous semble bon.” Sénèque
Le 5 décembre 2018.
Depuis bientôt trois semaines, les « gilets jaunes » manifestent dans toute la France, exhibant leur colère à propos d’une fiscalité qu’ils jugent injuste. Mais répondre aux revendications apparentes (initialement la suppression de l’écotaxe sur l’essence) ne résout visiblement pas le problème, qui doit donc être ailleurs. Une analyse des ressorts de la colère peut nous aider à y voir plus clair dans ce qui se joue véritablement. Dans son ouvrage De la colère, le philosophe stoïcien Sénèque (4 avant J.-C. – 65 après J.-C.) lui a consacré de belles pages et la décrit comme la passion « la plus hideuse, la plus furieuse de toutes», qui fait perdre la tête aux hommes, les rendant « incapables de discerner le juste et le vrai ». La colère, désir de se venger suite à une offense, détruit tout sur son passage.
L’offense, origine de la colère. Manque de respect, de considération, l’offense ignore ou attaque quelque chose d’important pour l’autre, que l’autre estime être un élément constitutif de sa personne. Dans le cas des « gilets jaunes », ce serait la possibilité de vivre sa vie dans des conditions matérielles dignes d’un pays développé comme le nôtre. L’offense, ce serait ne pas reconnaître cela, l’oublier, faire comme si cela n’existait pas. Colère : désir de vengeance. Aristote la décrit comme « le désir de rendre le mal par la mal ». Pour les « gilets jaunes », il s’agit surtout pour l’instant de faire mal au Président en l’empêchant de réaliser ce pour quoi il a été élu démocratiquement.
Si l’offense ne dépend pas de nous, ni l’émotion qu’elle suscite, ce qui est en notre pouvoir en revanche, c’est le regard que nous portons sur elle et ce que nous décidons d’en faire, qui découle directement de notre manière de la considérer. Il y a donc, entre cette émotion première et la colère (Sénèque distingue les deux), un espace où notre raison peut prendre le pouvoir et décider, ou non, de se laisser aller à cet élan. Et si la colère est particulièrement terrible aux yeux du stoïcien, si « aucun fléau n’a coûté autant au genre humain », c’est parce qu’elle nous empêche de faire usage de cette raison qui nous rend humains et nous distingue des bêtes.
Est-ce pour autant qu’il ne faut rien faire quand on est offensé ? Au contraire, nous dit Sénèque : « Le châtiment parfois (est) nécessaire (…) mais il doit être posé, raisonné ; alors il ne nuit pas » et peut guérir. Proposons alors aux « gilets jaunes » et au Président d’appliquer la règle de discernement stoïcien.
Qu’est-ce qui dépend des « gilets jaunes » ? La légitimité d’un mouvement vient non pas du bruit médiatique qu’il suscite mais de son élection au cours d’un vote démocratique. Il dépend donc des « gilets jaunes » de se constituer en mouvement, de se faire représenter, d’identifier ce qui est véritablement en jeu pour eux, et de formuler une demande claire et juste, au vu de leur situation, de celle du pays et de la transition écologique qu’il est essentiel d’engager. La demande qui, une fois remplie, apaiserait les esprits.
Qu’est-ce qui dépend du Président ? De transformer son regard sur ce qui est en train de se passer. Et si la véritable demande était une demande de reconnaissance et d’amour, et si donc le mouvement était une opportunité pour le Président de renouer avec une partie de la population qui s’estime offensée ? Que signifierait, pour ceux qui manifestent, être (re)considérés ? Ce mouvement pourrait être l’occasion de tester de nouvelles formes de délibération collective, pour ré-interroger le sens du vivre-ensemble, afin d’en imaginer des modalités plus justes et équitables.
Flora Bernard
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