“L’existence du beau est en elle-même une raison d’espérer, en même temps que l’espoir nous maintient au contact du beau. ”
Ces derniers jours, je lutte pour garder le sourire et résister à la tentation d’un effondrement intérieur. Cherchant à échapper à la réalité des bombes climatiques auxquelles la France participe, de la barbarie du Hamas et des civiles tombant par milliers à Gaza, j’ai la fausse bonne idée d’entamer le dernier livre de Nicolas Legendre, Silence dans les champs, et plonge dans l’empire de la peur créé par ce qu’on peut légitimement appeler la mafia de l’agro-industriel breton, qui ruine la vie de centaines d’éleveurs depuis des années sans être inquiétée… La question me tombe alors dessus : quand l’actualité nous offre un condensé du pire, comment ne pas désespérer de l’humanité ? Comment, quand certains faits, certaines images et certains témoignages, semblent faire qu’il n’y ait plus qu’à choisir entre la honte et le dépit ? Car il arrive quand même parfois que la certitude que l’être humain est aussi capable du meilleur ne viennent pas à bout de ces deux sentiments.
Je ne m’étais jamais formulé aussi clairement que l’espoir compte parmi tout ce que la violence humaine peut détruire. Et qu’il est vital de le préserver. Parce qu’il y a sans doute une forme de sagesse dans ces adages populaires que nous connaissons bien : « quand il y a de la vie, il y a de l’espoir » ou « l’espoir fait vivre ». Quoiqu’en diraient Kierkegaard et Nietzsche – le désespoir étant une déception nécessaire mais superficielle pour l’un, un aveu de faiblesse pour l’autre – ces adages disent vrais. Non pas qu’une vie sans espoir ne soit pas possible mais, à la réflexion, elle devient littéralement celle d’un mort vivant. L’espoir est une force vitale sans laquelle on ne peut pas soutenir de rapport à l’avenir. Car devant la gravité de ce dont nous sommes capables, il est la seule attitude intérieure qui permet de se représenter un renversement des épreuves. Il serait, au fond, l’autre nom de la pulsion de vie face à la pulsion de mort.
Seulement voilà, nous traversons parfois des moments où il ne reste de l’espoir que son principe, au sens où nous ne trouvons plus de raisons d’espérer mais où nous choisissons de ne pas désespérer malgré tout. Mais je ne crois pas qu’une telle position de principe puisse être longtemps tenue pour elle-même. Je crois qu’il nous faut très vite retrouver des sources d’espérance. En la matière, on nomme souvent l’amour, mais la beauté n’est pas moins puissante. C’est ce dont j’ai pu refaire l’expérience, saisie d’émotion devant l’un des spectacles de la chorégraphe Crystal Pite, récemment donné à l’Opéra Garnier. L’intensité de cette émotion m’a rappelé une chose à la fois simple et essentielle : notre monde meurt de ne pas savoir accéder à la beauté. Et, à l’heure où l’humanité s’abîme si terriblement, nous devons plus que jamais nous prouver qu’elle sait aussi y prendre sa part.
Plus l’humanité (se) fait violence, plus il faut aller au contact de la beauté. Non pas pour fuir la réalité de la violence (si cela est même possible puisque la violence, par définition, fracasse tout, y compris les stratégies pour s’en protéger), mais pour faire qu’elle ne néantise pas l’espoir. Le propre de la violence est de reléguer la beauté au rang du souvenir. Pour pouvoir espérer, il faut que la beauté soit une expérience présente. Et elle peut être délivrée par une chose aussi accessible que de la poésie. Par exemple ces quelques mots de René Char, en résonance parfaite avec notre propos : « La Beauté est ce pour quoi la vie et la lutte ont encore un sens ; elle est partout, elle est la part à sauver du pays réel, le regard clair des hommes, la présence de la Femme. Elle est l’espoir des temps empoisonnés par les idéologies aussi bien que par les industries. » (1)
La beauté comme espoir des temps empoisonnés, nous dit le poète. Confirmant par là combien l’un est intimement lié à l’autre. L’existence du beau est en elle-même une raison d’espérer, en même temps que l’espoir nous maintient au contact du beau – la beauté n’apparaissant plus au regard de qui désespère. Forte de cette réflexion, je me suis donc redéterminée à aller quotidiennement à la rencontre de la beauté. Là dans un visage, dans un sol jonché de feuilles d’automne, dans cette reprise de Vivaldi par Max Richter, dans l’enthousiasme et la générosité d’un ami, dans cette céramique qui recueille mon café, dans la possibilité de danser avec un inconnu (essayez donc la danse libre !), dans une relation sublimée par l’audace d’une parole vraie… Ce vrai vers lequel Platon disait que la beauté, précisément, est un point de passage ; reprenant, par là, la conception antique suivant laquelle la beauté du monde sensible fait signe vers l’essence de la vie. Autrement dit, l’esthétique nous invite à l’éthique.
Voilà comment l’espoir m’apparaît finalement comme un geste éthique. Tout ce qui me bouleverse par sa violence exige de moi de continuer à espérer, c’est-à-dire de croire possible l’advenue et la survivance du beau.
Marion Genaivre
(1) René Char, Recherche de la base et du sommet
© Julien Benhamou/Opéra national de Paris – « The Season’s Canon », Crystal Pite
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