“[traiter l’humanité] toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.” Emmanuel Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième section
Le 18 décembre 2018.
Depuis dimanche 25 novembre, l’enquête « Implant Files », pilotée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), jette la lumière sur un sujet tenu jusqu’ici dans un angle mort de l’attention médiatique et politique : la faiblesse de la réglementation et des contrôles concernant les dispositifs médicaux (pompes à insuline, implants mammaires, pacemakers, prothèses orthopédiques, etc.).
Le travail conséquent de l’ICIJ conclut au constat d’une quadruple faillite : législateurs européens, régulateurs français, corps médical et gouvernement français ont tous fait preuve de laxisme, laissant courir divers conflits d’intérêts au nom du développement économique. Car toutes ces faillites ont une chose en commun : le profit. De quoi s’interroger sur la compatibilité entre la santé d’êtres humains et une logique de marchandisation.
Le fait est que la santé d’un être humain n’est pas un « produit » ordinaire, et que si elle n’a pas de prix, elle a évidemment un coût. Une question suffit à nous faire sentir que cette tension relève pleinement de l’éthique : accepterions-nous sans discuter que les hôpitaux privilégient délibérément les soins qui « rapportent », c’est-à-dire ceux dont le coût réel est inférieur aux recette que procure leur tarification ?
La gêne que nous pouvons ressentir renvoie à une éthique dite déontologique, inspirée d’Emmanuel Kant, à qui l’on doit un impératif moral célèbre : « Agis de telle façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »[1]. En d’autres termes, tout être humain porte en lui une dignité dont la valeur est irréductible aux choses. Je ne peux disposer de moi-même ou d’autrui à ma guise comme je dispose des objets. Le champ de la santé recouvre pleinement cette valeur intrinsèque et absolue de la vie humaine.
Certes, mais reprenons minutieusement ce que Kant nous dit : traiter l’humanité « jamais simplement comme un moyen ». Je peux donc traiter l’être humain comme un moyen aussi longtemps que je le traite « toujours en même temps comme une fin ». Dans cette mesure, on peut envisager que santé et profit soient compatibles. Le législateur européen, le régulateur, le corps médical et le gouvernement français pourraient, au fond, n’avoir rien fait de moralement répréhensible.
Oui, si leur recherche du profit ne se faisait pas au détriment de la santé des personnes concernées par les dispositifs médicaux. Reprenons Kant une dernière fois : traiter l’humanité « toujours en même temps comme une fin » signifie toujours d’abord comme une fin. Chaque partie prenante a aujourd’hui l’opportunité de faire retour sur sa pratique et son rôle dans le système au regard de cette exigence éthique. Et pas seulement les « coupables » les plus visibles. En ne se donnant pas les instruments de mesure nécessaires pour évaluer les risques que font courir les implants aux patients, que cautionnent incidemment les organes de contrôle ? Concevoir les implants comme des marchandises comme les autres empêche-t-il le législateur de garder en vue l’enjeu premier qu’est la santé des patients ?
Ces questionnements éclairent en creux ce de quoi peut être fait un manquement à l’éthique : non seulement il peut se jouer dans et dès la conception que je me fais d’une chose (le législateur ne voit dans une prothèse qu’une marchandise), mais aussi dans ce que je ne fais pas (le manque de rigueur et de pro-action des instances de contrôle).
Garder la conscience que la dignité de la vie précède le profit est-elle une ligne de conduite impossible à tenir ? Ce scandale sanitaire prouve en tout cas qu’elle est hautement difficile. Il n’est sans doute pas anodin que le serment d’Hippocrate déclare : « Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. »
Marion Genaivre
© Crédit photo : Yves Samuel
[1]Fondements de la métaphysique des mœurs (1795), Deuxième section
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