Que (nous) font les IA comme ChatGPT ou Midjourney ? Pour celles et ceux qui, malgré le déferlement médiatique, n’auraient pas encore entendu parler de lui, ChatGPT est un prototype d’agent conversationnel conçu par l’entreprise californienne OpenAI. Depuis sa mise à disposition du public en novembre 2022, l’artefact ne cesse de défrayer la chronique en raison de sa capacité à générer des textes crédibles de natures très différentes : articles de presse, scénarios de films, extraits de roman, réponse à des questions techniques etc. Midjourney, quant à lui, est un programme d’IA permettant de créer des images artistiques[1] à partir d’une description textuelle[2]. Les deux systèmes ont donc ceci de commun qu’ils produisent du langage – écrit pour l’un, graphique pour l’autre – et donc du sens. D’où cette question vertigineuse : que se passe-t-il quand la production du sens lui-même est déléguée aux machines ? Que se passe-t-il quand “ça” parle, quand “ça” signifie, quand la production du sens est proprement im-personnelle? L’intérêt d’une telle question n’est pas d’en venir aux poncifs du genre sur la conscience des machines mais, au contraire, d’interroger le phénomène en assumant son impersonnalité, c’est-à-dire en partant du constat que la production de sens est précisément dissociée de toute conscience capable d’intentions significatives.
Mais s’il n’y a personne, qu’y a-t-il ? L’impersonnalité n’étant pas réductible au néant, il faut bien qu’il y ait quelque-chose. Peut-être y a-t-il simplement de l’être, du pur être impersonnel qu’Emmanuel Levinas nommait, dans ses premiers écrit, l’« il y a ». Celui-ci désigne « non point un auteur mal connu de l’action », mais l’impersonnalité de ce que le philosophe appelle « l’être-en-général[3] ». Dans le concept de l’« il y a », le pronom « il » a le même sens que dans « il pleut » ou « il fait chaud »[4]. ChatGPT et Midjourney nous confrontent à cette idée qu’”il y a” du sens, que du sens est produit sans que personne ne le produise. Le « il » est ici un « ça » : ça écrit, ça représente, ça produit. L’IA serait donc, sans mauvais jeu de mot, une manifestation technique de l’il y a lévinassien ?
De toute évidence, il ne s’agit pas d’affirmer qu’il n’y a personne derrière ces artefacts. Au-delà du travail de recherche et de développement qu’ils impliquent, leur fonctionnement lui-même suppose la personnalité humaine puisqu’ils sont entraînés à partir d’œuvres, de textes et d’images produites par quelqu’un. En outre, nous n’insisterons jamais suffisamment sur le fait que ces technologies n’existent qu’au prix d’une violence inouïe infligée à celle et ceux qui ont la charge d’« étiqueter » les contenus toxiques (viols sur mineurs, inceste, meurtre, suicide, torture, discours de haine etc.) pour que l’IA apprenne à les censurer[5]. Voilà ce que vivent les uns, sans même parvenir à en vivre[6], pour que d’autres utilisent ces dispositifs. Nous faisons donc face à l’impératif moral de personnifier ces systèmes, non pas au sens de leur attribuer une personnalité, mais au sens de rendre visible les personnes qui tâcheronnent dans les bas-fonds sociotechniques de l’IA.
C’est donc là une affaire très personnelle dont la portée s’étend jusqu’au problème axiologique[7] de la valeur attribuable aux productions de ChatGPT et de Midjourney, surtout lorsqu’elles se veulent artistiques. Que vaut un texte, une image, une œuvre qui n’est produite par personne ? Peut-on, d’ailleurs, encore parler d’œuvre ? L’œuvre est-elle séparable de l’ouvrage, c’est-à-dire du processus qui conduit à sa réalisation par quelqu’un ? Car c’est bien l’absence d’ouvrage qui caractérise les productions de ChatGPT et Midjourney et donc l’absence d’émotion, de doute, de remise en question, bref l’absence de pensée. L’IA ne produit pas d’œuvre, elle produit du résultat. Celui-ci peut avoir un « effet d’œuvre » comme, par exemple, un effet esthétique, mais il ne représente que la part émergée de l’œuvre, sa part publique. Or, s’intéresser aux seuls effets, c’est oublier que l’œuvre n’est pas qu’un résultat, mais aussi un processus ; c’est oublier qu’il n’y a d’œuvre que de quelqu’un qui œuvre. Cet « il y a quelqu’un » est, je crois, ce à quoi nous devons (aussi) tenir car il renvoie à la part d’altérité qui donne à l’œuvre ce sans quoi elle n’est pas : une genèse sensible où peine et joie de la création se mélangent pour matérialiser un être-au-monde singulier. L’œuvre ne tombe pas du ciel, elle est engendrée.
Julien De Sanctis
[1] La vocation de Midjourney est esthétique au sens ou l’IA est programmée pour produire du beau.
[2] OpenAI a d’ailleurs développé un programme similaire nommé DALL-E. Contrairement à Midjourney, celui-ci est toutefois entrainé pour produire des images réalistes.
[3] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Vrin, p.81.
[4] ibid., p.82.
[5] Une des dernières enquêtes enquête sur le sujet, publiée par le Time, concerne justement ChatGPT et la société Sama à laquelle OpenAI délègue l’activité d’étiquetage. https://time.com/6247678/openai-chatgpt-kenya-workers/
[6] Les travailleurs kenyans auxquels l’enquête du Time susmentionnée fait référence sont rémunérés moins de 2$ de l’heure.
[7] En philosophie, l’axiologie désigne l’étude des valeurs morales et esthétiques.