Quand il m’arrive de demander aux personnes que je rencontre quelles sont les valeurs de leur entreprise, au mieux elles arrivent à en donner une ou deux de tête, au pire elles haussent les épaules en signifiant qu’elles ne savent pas, et m’expliquent qu’il s’agit pour elles surtout de marketing et de comm’. Quand je leur demande si les valeurs sont incarnées par les dirigeants et par les managers, c’est-à-dire par ceux qui servent de modèles, le plus souvent la réponse est non. Je finis donc par avoir l’impression de brasser du vent quand j’entends parler de valeurs d’entreprise. Les valeurs d’entreprise seraient-elles une mascarade ? Peut-on parler de bullshit values comme l’anthropologue David Graeber parlait de bullshit jobs ?
Je ne dis pas qu’il faut arrêter de parler de valeurs. J’interroge par contre la pertinence de parler de valeurs d’entreprise, surtout pour les plus grandes d’entre elles. Il me semble que les entreprises font passer pour des valeurs ce qui en fait relève du principe d’action ou de la norme comportementale, semant ainsi la confusion sur ce qu’il s’agit de défendre et sur ce qu’attend l’entreprise en matière d’action. Et si on parle de valeurs mais qu’elles ne sont incarnées à aucun endroit de l’entreprise et qu’elles ne servent jamais à prendre des décisions importantes, à trancher des dilemmes éthiques, alors s’agit-il encore vraiment de valeurs ?
Qu’est-ce qu’une valeur ? Le mot est tellement polysémique qu’il est normal de s’y perdre : on parle aussi bien de valeur économique que de valeurs culturelles, ou de la valeur de l’art, mais on ne partage pas toujours les mêmes valeurs… Soyons donc un peu exigeants avec notre manière de définir ce qu’est une valeur, en tous cas quand nous parlons de valeurs personnelles ou collectives pour éviter d’en faire ce qu’il est en train de devenir, un concept fourre-tout.
Selon le philosophe américain John Dewey, une valeur correspond à ce à quoi nous tenons. Mais elle n’est pas la simple manifestation d’un sentiment de préférence personnelle, d’approbation ou de désapprobation qui rendrait inopérante toute discussion ou débat sur les questions d’éthique ou les choix de valeurs – donnant lieu au fameux « chacun ses valeurs », sous-entendu les valeurs sont non négociables, ce qui coupe nette toute discussion. Pour Dewey, une valeur n’est pas qu’un état interne privé mais se manifeste dans une certaine conduite. Une valeur non incarnée n’en serait donc tout simplement pas une. La valeur, c’est ce qui réunit un énoncé sur ce qui importe pour moi (la solidarité, par exemple), et le fait de l’être, ou de s’efforcer à l’être le plus souvent possible. Et quand je ne le suis pas, ou que je ne peux pas l’être, j’en ai conscience et peux éventuellement faire l’expérience d’une souffrance éthique. Ce à quoi je tiens, c’est ce que je vais m’évertuer à défendre, le « au nom de quoi » j’agis, qui est une fin en soi, et non un moyen en vue d’une autre fin. Si une valeur est ce à quoi je tiens, elle est aussi ce qui me tient, ce qui fait que je garde ma cohérence intérieure, que je peux me reconnaître dans une action, que je puisse m’en sentir responsable et dire « c’est moi ».
Quand nous revenons aux valeurs d’entreprise, ces propos soulèvent deux questions.
Premièrement, une valeur est-elle nécessairement personnelle ou bien peut-il y avoir des valeurs communes à plusieurs personnes ? Et quand bien même une valeur serait personnelle, cela exclut-il qu’il puisse y avoir accord entre plusieurs personnes sur des valeurs ? Si la valeur part de moi, si elle est ce à quoi je tiens, rien n’exclut que nous puissions discuter de ce à quoi nous tenons. Il est donc tout à fait possible de partager des valeurs au sein d’une équipe, à partir du moment où il y a eu discussion sur ce qui compte pour chacun, et ce que chacun est prêt à défendre, et donc ce qui est, en ce sens, commun à ce groupe. Mais dès qu’on dépasse le petit nombre de personnes, ce travail est-il encore possible ? Un premier problème avec les valeurs d’entreprise me semble être là : la plupart du temps (et a fortiori quand les structures grandissent et que le nombre de personnes augmente) les valeurs sont définies par un petit groupe de personnes et s’imposent au reste de l’entreprise. Les collaborateurs doivent se les « approprier », comme on dit. Mais peut-on s’approprier des valeurs qui ne viennent pas de nous ? Des valeurs peuvent-elles s’imposer de l’extérieur ?
Deuxièmement, tous les mots que les entreprises choisissent aujourd’hui et qu’elles appellent leurs « valeurs » le sont-elles vraiment ? Nous pouvons en effet nous demander si la performance, l’efficacité, l’agilité ou encore l’innovation…sont vraiment des valeurs. Que ce soit des choses importantes, soit. Mais des valeurs ? Seriez-vous prêts à descendre dans la rue pour défendre la performance ? L’agilité ? On voit bien ici qu’il y a une confusion entre ce qui relève des moyens et des fins, ce qui relève d’un choix librement consenti et d’une norme assumée. Il serait donc plus juste d’appeler un chat un chat et de dire que ces mots sont des principes d’action, des guides du comportement attendu par l’entreprise, plutôt que des valeurs. Cela permettrait à l’entreprise d’assumer clairement que les principes d’action sont définis par la direction de l’entreprise ou un petit groupe de personnes (sans vouloir faire semblant de faire de l’ « intelligence collective »), et que ces principes résument la manière dont l’entreprise souhaite que les collaborateurs se comportent.
Ce que je viens de partager n’exclut pas que l’entreprise puisse parler de valeurs, mais à deux conditions : d’abord que ce soit au niveau d’équipes dont chaque membre a participé, de manière active et sincère, à leur élaboration ; ensuite, que celles-ci soient des valeurs que l’équipe définit comme « ce à quoi elle tient collectivement », une fin en soi, qu’elle estime être à la fois bonne et juste.
Flora Bernard