“L’éthique est la mise en question de ma spontanéité par la présence d’autrui.” Emmanuel Levinas
Totalité et Infini, essai sur l’extériorité, 1961
1er avril 2019
Fin mars, Google annonçait la création d’un comité éthique, quelques mois après la publication de sa Charte, décrivant les 7 principes pour faire bon usage de l’intelligence artificielle. Google avait réagi à la révolte de plus de 3000 de ses employés pour mettre fin à un contrat signé avec le ministère de La Défense américain en vue d’utiliser l’IA pour analyser des videos prises par des drones.
Le discours de Google a toujours été très orienté vers le « bien ». A commencer par sa devise informelle : « Do the right thing. Don’t be evil. » (même si la 2e partie de la phrase n’apparaît plus dans le code de conduite depuis la publication de la Charte). A continuer par l’une des dix valeurs de l’entreprise : « faire de l’argent en faisant de bonnes choses. » Mais qui définit ce Bien ?
La révolte des employés de Google et l’annonce d’une charte et d’un comité éthique viennent signifier une prise de conscience. Car jusqu’à peu, il paraissait évident que la mission de Google – organiser les informations à l’échelle mondiale pour les rendre accessibles et utiles à tous – était bonne. Cette idée que certaines missions sont bonnes en soi résonne avec ce que j’entends de la part d’entreprises qui s’estiment aussi être bonnes par nature : soit qu’elles oeuvrent pour le bien public (transports, services, santé…) ou le bien écologique (dépollution, énergies renouvelables…). Cette finalité les exonèrerait, en quelque sorte, de se poser la question de l’éthique. Question que l’on peut résumer ainsi : Comment se comporte-t-on dans le monde ?
Se considérer éthique parce que sa finalité est bonne ne suffit pas, quelle que soit la manière dont ce bien est défini. Que chaque entreprise définisse son « bien suprême », comme dirait Aristote, la mission ultime qui l’anime, est une chose. Mais si cette entreprise veut se décrire comme éthique, deux éléments sont essentiels.
Premièrement, que ce « bien » ne soit jamais figé et puisse continuer à être questionné au gré des changements d’époque. Même si pour Aristote, le « bien suprême » est celui qui ne varie pas selon les circonstances, dans le monde d’aujourd’hui, en pleine mutation (tant du point de vue des technologies que des valeurs), maintenir ce questionnement ouvert par la délibération collective est un gage d’éthique. Sommes-nous toujours en train de viser le bien et comment le définissons-nous ?
Deuxièmement, l’éthique se joue aussi dans la manière dont ce bien se réalise, notamment lorsque l’Autre est en jeu. C’est ce que résume la formule du philosophe Emmanuel Levinas: « l’éthique est la mise en question de ma spontanéité par la présence d’autrui. » Pour atteindre mon bien suprême, je ne peux pas tout. Cette retenue, Levinas la symbolise par le Visage de l’Autre, qui nous renvoie à sa vulnérabilité (et donc à ma responsabilité) et à sa totalité. Le Visage, ce n’est en effet pas simplement ces yeux-là, puis ce nez-ci, les éléments individuels qui constituent un visage, mais une totalité, un tout. Si notre manière de réaliser le bien n’est pas constamment questionnée, l’on peut vite se retrouver à faire le bien ici et le mal là-bas – le bien pour des êtres humains mais le mal pour nos écosystèmes, ou le bien pour le climat et le mal pour nos ressources. L’Autre, c’est aussi l’ensemble du vivant dont nous faisons partie.
Ces deux pré-requis éthiques – la finalité de son action et le respect de l’Autre – sont d’autant plus actuels qu’ils concernent non seulement le domaine de l’intelligence artificielle ou des nouvelles technologies mais aussi les solutions écologiques qui fleurissent pour répondre aux différents enjeux que posent le climat et les ecosystèmes. Finalité et respect ne peuvent plus aller l’Un sans l’Autre.
Flora Bernard
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