“ L’identité pousse sur la tombe des communautés.”
Zygmunt Bauman
Identité et mondialisation (2000)
Daft Punk, le duo d’androïdes français le plus célèbre de l’histoire de l’électro pop, formé par Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, a pris tout le monde de court lundi 22 février, en annonçant sa séparation. La nouvelle a fait l’effet d’une déflagration tant ce tandem de « la French touch » était iconique à l’international depuis vingt-huit ans. Une fierté de l’Hexagone manifeste jusque dans un medley de leurs plus grands tubes joué pour le 14 juillet 2017 par la fanfare de l’armée française. Mais la particularité de ces deux artistes tient évidemment à leur anonymat, savamment préservé derrière deux casques futuristes. Un choix artistique qui a de quoi philosophiquement nous interpeller : une identité n’aurait pas besoin d’un visage pour être forte, mais de symboles.
Deux jours avant l’annonce de la séparation des Daft Punk, le mouvement « Génération identitaire » se mobilisait pour protester contre sa potentielle dissolution. Les symboles alors ne manquaient pas : forêt de drapeaux français autour du lion de Belfort, place Denfert-Rochereau à Paris, symbole de la résistance aux Prussiens. Sur les pancartes brandies et pêle-mêle : un Gaulois, un poilu, Jeanne d’Arc, un roi de France… Les cadres du mouvement assurent partager un même récit civilisationnel : « Nous sommes les fils de la Grèce, de la chrétienté et de la Renaissance. » Dans leur manifeste, ils expliquent vouloir « entrer en guerre contre tous ceux qui veulent nous arracher nos racines et nous faire oublier qui nous sommes ».
Mais justement, qui est ce « Nous » français, dont nous sommes fiers lorsqu’il s’agit des Daft Punk mais qui nous désole lorsqu’il devient prétexte à défendre la « remigration »1 ? Rien – mais ce rien est essentiel – que des symboles mis en récit et qu’un récit faisant des symboles. On doit évidemment à Paul Ricoeur d’avoir porté à sa pleine puissance cette intuition que l’identité est une narration sans cesse à refaire. Avant lui, Martin Heidegger avait annoncé que la facticité de l’identité. Factice au sens de contingente, de construction libre et toujours inachevée. L’identité est un avoir-à-être, ce dont je suis sans cesse en manque et ce dont la quête va me montrer qu’elle n’est pas un donné à trouver quelque part, mais une tâche.
Une tâche désigne « ce que j’ai à faire ». L’identité est à faire et cette conscience, existentiellement, nous angoisse. Travaillés par cette angoisse et livrés à nous-mêmes dans ce devenir-soi, nous commençons par faire cette identité par identification à…, des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros. Le rôle du groupe, de la communauté, est donc absolument déterminant. Cette articulation entre identité personnelle et communauté est au cœur des travaux du sociologue Zygmunt Bauman. La « vie liquide », sûrement son plus célèbre concept, résume sa préoccupation devant la disparition des grandes structures de sens sous l’effet de la mondialisation.
Ce que la modernité a de révolutionnaire – émancipation de l’individu, ouverture quasi infinie des possibles – a un coût identitaire. Bauman observe que la mondialisation s’est caractérisée par un recul et un appauvrissement des communautés. Cette liquidation a créé une dévaluation et une précarisation des identités – chacun n’est plus ce qu’il est qu’au gré des vents. Pourtant cette tendance cohabite avec une forte demande de normativité, parce que les individus ont besoin de s’accrocher à quelque chose. En l’absence de communauté à proprement parler2, de « résidence naturelle » qui puisse offrir cet enracinement si nécessaire à l’individuation, les personnes se tournent vers des succédanés de communautés, c’est-à-dire des groupes reliant des individus par leurs peurs.
La thèse de Bauman peut être contestée, mais elle a le mérite de nous rappeler combien l’existentiel et le politique communiquent. Car son diagnostic d’une « rétractation de la vie politique vers des préoccupations d’identité personnelle » est aujourd’hui largement avéré. Si « être Français » devait avoir un sens quelconque, chacun est responsable d’en choisir les symboles, le récit, la mémoire. De sorte à ce que cette tâche n’accouche pas d’un groupe identitaire fait de peurs et de ressentiment, mais d’une communauté politique au sens noble où Hannah Arendt nous l’a donné à penser : une action collective pour la meilleure vie possible.
Marion Genaivre
1 Un retour incitatif ou coercitif des étrangers dans leur pays d’origine.
2 Z. Bauman cite sur ce point l’historien Eric Hobsbawn : « le mot “communauté” n’a jamais été utilisé de manière aussi indifférente et aussi creuse que durant la période où les communautés, dans le sens sociologique du terme, devenaient difficiles à trouver » (in « The Age of Extremes », London, Michael Joseph, 1994)
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