“ Il n’y a pas mieux pour lutter contre l’exclusion que la compréhension.”
Le billet d’humeur
Drôle de printemps pour celles et ceux qui espéraient voir éclore un monde nouveau de l’élection présidentielle. Comme beaucoup de concitoyens, je crois, les résultats de ce rendez-vous démocratique m’ont laissé un étrange sentiment d’inquiétude mêlée d’optimisme. Inquiétude de constater ce que certains ont appelé une « banalisation » des idées de l’extrême droite. Optimisme à observer, par ailleurs, le réveil d’un désir de solidarité et d’une conscience écologique.
C’est la troisième élection présidentielle qui voit les idées d’extrême droite s’imposer au second tour, et cette représentation a été croissante depuis celle de 2002, opposant Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Jusqu’à présent, la poussée de cette vision du monde fascisante et souverainiste a provoqué un sursaut humaniste chez la plupart des Français. On s’indigne, on critique, on décrit (et décrie) une idéologie dangereuse, régressive, détestable. Or, si l’on a raison et droit de le faire sur le plan des idées, le fait est que, intentionnellement ou non, ce que visent nos jugements, sont en dernière instance des personnes. Ces personnes qui adhèrent à ces idées. Lorsque je me moque de Marine Le Pen ou la critique violemment, je me moque et j’attaque 13 297 760 personnes ayant voté pour elle. Et je le fais du haut de ma conviction que je suis celui qui pense bien le Bien, disqualifiant ipso facto ceux qui pensent non pas seulement différemment, mais le contraire.
Mon expérience récente m’a fait sentir ce que nos différends politiques contiennent de violence, mais surtout pourquoi. Et pourquoi aucun avenir (en) commun ne sera possible si on ne transforme pas cette violence. Il se trouve qu’une personne très proche a fait le choix de voter Marine Le Pen au premier tour. Lorsque je l’ai appris, j’ai été submergée par la colère et le mépris. Si je n’avais pas fait du dialogue une voie à part entière dans ma vie, j’aurais refusé d’en parler avec elle. Et si je n’étais pas un peu philosophe et spirituellement dédiée à la paix, j’aurais peut-être refusé de lui reparler tout court. Je m’en serais tenue à mon jugement et au sentiment de supériorité qu’il me donne. Je lui aurais fait sentir que je suis du côté de l’esprit haut et éclairé tandis qu’elle est du côté de l’esprit misérable et obscurci par un ressentiment infondé, imaginaire. Or tout jugement attise le ressentiment.
Et c’est ici que tout se joue. Car le ressentiment est sans doute le plus terrible des affects – étant entendu qu’il connaît divers degrés. La philosophe Cynthia Fleury y a consacré un essai fort éclairant. Dans Ci-gît l’amer, elle explique comment l’amertume, qui caractérise l’être du ressentiment, fait se convaincre qu’il faut se venger du monde. Que sa réalité de vie et la souffrance éprouvée est entièrement le fait et la faute des autres. Mais cet éprouvé repose sur un vice de forme : le ressentiment demande réparation tout en la tenant pour impossible. Fleury parle de « délire victimaire ». Je laisse ici de côté le caractère délirant de l’affect – qui explique qu’il s’accompagne toujours de malhonnêteté intellectuelle – pour me concentrer sur le statut de victime. Qui dit victime, dit blessure ou manque. Blessure de l’humiliation et manque de reconnaissance.
C’est cette blessure et ce manque qu’il s’agit d’entendre chez tous ceux qui vont chercher réconfort auprès d’une idéologie misérabiliste et discriminante. Il faut donc juger leurs idées au sens premier du terme. Non pas les disqualifier, mais les apprécier, c’est-à-dire les prendre au sérieux. C’est-à-dire encore, prendre soin de ce qui a été blessé. C’est le défi politique et social qui nous attend. De plus en plus de Français se sentent malaimés, voire maltraités. Et, dans un premier temps du moins, il faut accepter que la question n’est pas de savoir s’ils ont raison ou tort de ressentir cela. Il importe avant tout de les entendre, aux deux sens de les écouter et de les comprendre. D’une compréhension sincère, qui exige que nous ayons nous-mêmes travaillé sur la violence que nous fait leur ressentiment.
Ayant moi-même tenté ce travail, j’ai découvert que le mouvement premier de ma colère et de mon mépris cachait en fait une tristesse fondamentale. J’étais triste de savoir cette personne chère à mon cœur à un endroit où je n’arrivais pas à la rejoindre. Triste de ne plus me sentir spontanément reliée à elle. Triste de sentir que, si je m’en tenais là, nous n’aurions plus de monde en commun. Il me fallait donc faire un geste apparemment paradoxal : tenir à ma position sans tenir ma position. Autrement dit, tenir à ma vision du monde tout en allant vers l’autre. Je reste aujourd’hui en profond désaccord avec le choix qu’a fait ce proche, mais je le comprends. Être compris, c’est littéralement être pris-avec. Il n’y a pas mieux pour lutter contre l’exclusion que la compréhension. En tout état de cause, si nous voulons un avenir (en) commun, exclure ceux qui excluent ne peut être une réponse.
Marion Genaivre
L’inspiration
Pourquoi il faut faire une place au cirque dans sa vie
Récemment, j’ai découvert la compagnie Baro d’Evel à travers leur spectacle sobrement intitulé Là et j’en suis sortie bouleversée. J’ai vécu pleinement ce que les deux artistes à l’origine de cette création et de la compagnie disent viser : « prendre le risque d’une écriture précise prête à improviser à chaque instant, penser une dramaturgie à tiroirs, comme des poèmes intérieurs qui en fabriquent un plus grand. Nous aimons penser la représentation comme une cérémonie, un ré-enchantement, convier toutes ces disciplines, avoir sur scène ces animaux, ces enfants, ces artistes, pour fabriquer des spectacles qui emmènent le spectateur dans un labyrinthe intérieur, dans un rêve éveillé. »
On compte aujourd’hui de nombreuses compagnies, créant chacune son propre univers, toujours à partir de la condition clownesque, c’est-à-dire de cette condition oxymorique du sérieux léger. Tout à la fois philosophique et poétique, le cirque convoque notre imaginaire et remet nos émotions en mouvement. Il interpelle en même temps qu’il touche. Pour le spectateur, c’est une expérience totale parce qu’il a affaire à des artistes complets. Les circassiens sont à la croisée du comédien et du danseur, du conteur et du musicien.
Spectacle pluriel, laboratoire du vivant. Entre jeux de corps et jeux de mots, le cirque nous fait surtout sentir que les aventures du corps sont des aventures de l’esprit : une idée est toujours un peu faite de fantasmes, un concept toujours un peu fait de désirs et de pulsions. Tout le cirque repose sur la présence des corps, leur fragilité et l’équilibre à jamais éphémère qu’ils ne cessent de trouver et de perdre. Présence du corps, travail du corps, communication par corps interposés…, ce spectacle est vivant parce que la corporéité y est centrale. Et dans un monde de plus en plus médiatisé et digitalisé, la leçon est d’importance.
Dans le cirque, les corps se baladent. Ils existent dans des volumes. Ils racontent des choses différentes par le surplomb ou le bord du gouffre qu’ils occupent et qui nous parle de fragilité. La mise en danger littérale ou figurative du corps – la chute faisant partie inhérente de la pratique du cirque – ramène le cirque à une humanité intemporelle, aussi vulnérable qu’extraordinaire, et peut représenter l’humain face aux questions existentielles de la vie. Allez voir un spectacle de Camille Boitel, Chloé Moglia ou de la compagnie Baro d’Evel et vous en sortirez divertis mais aussi transformés. Car, de toute son ingénuité, le cirque pose les questions les plus intimes et les plus politiques. Allez voir du cirque, et marchez sur le fil.
Marion Genaivre
L’actu
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