“ Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre.”
Blaise Pascal
Pensées § 196 (1669)
Le samedi 21 novembre dernier à Paris, le producteur de musique Michel Zecler était tabassé par la police, dans son studio d’enregistrement puis dans la rue. Captés par les caméras de surveillance du studio mais aussi par les téléphones de voisins, la violence et l’arbitraire de la scène ont été relayés par le média en ligne Loopsider, électrisant le débat déjà tendu autour du texte de la loi « sécurité globale », qui prévoit de pénaliser la diffusion malveillante de l’image des forces de l’ordre. Face à la médiatisation de ce lynchage accablant, le Ministre de l’Intérieur a demandé la suspension des policiers et le Président de la République fait part de son indignation.
Rien qui ne soit à la hauteur de la haine dont cet homme a été victime, mais rien, surtout, qui ne contribue à apaiser celle que des milliers de téléspectateurs pourraient naturellement ressentir contre ceux qui ont porté coups et injures racistes. Et ce d’autant moins que le corps policier n’en est pas à ses premiers écarts. Divers faits s’accumulent depuis des décennies ; l’affaire Makomé M’Bowolé qui a inspiré le célèbre film La Haine en 1995 nous le rappelant si besoin était. Certes, mais une sagesse ancestrale nous dit aussi que la violence engendre la violence et, par la bouche d’un certain maître Jedi, que « l’ignorance mène à la peur, la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance »1. Parfois réattribuée au philosophe musulman Averroès, cette formule nous rappelle que la haine est prise dans un réseau d’affects archaïques, qui font l’immense vertige de la condition humaine.
Repartons simplement des enseignements de la philosophie et de la psychanalyse dont nous bénéficions aujourd’hui, et d’abord de celui-ci : que nul n’échappe à la haine. Rancœur primaire de l’être qui sent et comprend que l’autre ne pourra pas fondamentalement le sauver de l’épreuve du monde et de lui-même, la haine est un sentiment violent qui se joue dès notre vie psychocorporelle de nourrisson. Lorsque nous constatons que l’être aimant et protecteur, non seulement ne peut pas nous soulager de toutes les souffrances, mais peut choisir de nous y laisser livrer (le parent laissant pleurer l’enfant), notre sentiment d’abandon est si fort que nous sommes traversés par la détestation de cet être de qui nous attendions tout. Cette première haine sera le creuset de toutes les autres.
On aurait donc envie d’encourager tous les parents à être aussi attentionnés que possible pour prévenir l’apparition de ce ressentiment aux conséquences si tragiques, mais il semble que celui-ci soit inéluctable. Inéluctable et nécessaire, car certains philosophes ont largement travaillé l’idée suivant laquelle cette haine originaire établit une première limite différenciatrice entre le dedans et le dehors, traçant les frontières du moi. Avant d’être destructrice, la haine est donc séparatrice, elle fait apparaître l’autre et le moi, et restera plus ou moins active tout au long de l’existence de ce dernier. En tant que première pulsion narcissique, la haine a « le mérite » de me faire exister en tant que sujet, c’est par elle que je décoïncide d’avec l’autre.
C’est ainsi que l’on comprend pourquoi Pascal peut déclarer : « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre. »2 Encore que notre philosophe en donne une autre explication. Il postule, en effet, que la haine est l’expression de notre appétit de domination absolue et que cet appétit a pour nom « amour propre ». Notre amour de nous-même ne serait qu’un désir de prouver et d’éprouver notre force, et naîtrait de ce que nous voulons être celui dont nous nous sentons privés, à savoir Dieu. C’est pourquoi il écrit : « Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. »3 Voilà comment Pascal nous invite à haïr la haine de l’autre qui se cache en fait derrière notre amour-propre. Voilà aussi combien il est difficile de savoir si la haine est le fait d’un égo démesuré ou d’une infinie honte de soi. Honte de ne pouvoir s’aimer qu’en haïssant l’autre.
Peut-on, malgré tout, en sortir ? Peut-on s’aimer autrement qu’en haïssant l’autre et sans se désavouer comme sujet ? De nombreux « rescapés de la haine » nous ont prouvé que oui4. De la haine nécessaire, différenciatrice et identificatoire, à la clôture totalitaire d’une existence dans laquelle l’autre ne peut qu’être insupportable ou inadmissible, il n’y a qu’un pas, mais il peut ne pas être franchi. A la radicalité de la haine qui ne cesse de gangrener le corps social de notre temps, il faut opposer la radicalité d’un geste éthique, celui de méditer sa propre haine. Méditer ce qu’elle cache de tristesse de ne pas savoir aimer le monde tel qu’il est, à commencer par soi-même dans ce monde. S’avouer que nous souffrons de ne pas être capable de cette harmonie-là et se mettre, chacun à sa façon, en chemin vers elle.
Marion Genaivre
1 Prononcé par Maître Yoda dans Star Wars, le film culte de Georges Lucas.
2 C’est nous qui soulignons.
3 Pensées § 524
4 Je pense ici à Noëlla Rouget, résistante déportée qui a fait gracier son bourreau.
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