“Être responsable au XIXe siècle, c’est avoir à répondre de l’avenir que nous contribuons à façonner tout au long de notre vie”
Du GIEC à l’IPBES[1] en passant par la Convention citoyenne pour le climat et les multiples ONG engagées pour une transformation écologique de nos sociétés, le constat est le même : nous disposons à la fois des connaissances et des moyens nécessaires au maintien du réchauffement climatique sous la barre des 1,5°C et à la préservation de la biodiversité (qui n’est rien moins qu’une des conditions de la vie sur Terre). Autrement dit, nous savons ce que nous devons faire et nous savons que nous le pouvons. Tout l’enjeu se situe donc du côté du vouloir : veut-on faire ce que nous devons faire pour préserver l’habitabilité de notre planète ? En un mot : veut-on faire preuve de responsabilité écologique ?
Si notre volonté était en toute circonstance déterminée par notre raison, comme le prescrivait Kant, le problème serait déjà en passe d’être réglé. En vertu de la règle logique selon laquelle la vie prime la satisfaction de nos désirs, chacune de nos actions serait invariablement gouvernée par le souci de la sauvegarde du vivant. Chacun sait, toutefois, que notre monde intérieur ne tourne pas aussi rond. C’est ce qu’avait bien compris le philosophe allemand Hans Jonas – quoiqu’en partie influencé par la doctrine kantienne. Dans Le Principe responsabilité (1979), son œuvre majeure, Jonas constate que notre civilisation a atteint un stade de surpuissance technique dont les effets menacent, dans le temps comme dans l’espace, les conditions de la perpétuation de la vie sur Terre. Cette surpuissance donne une nouvelle dimension temporelle à la responsabilité humaine : outre l’obligation d’assumer au présent nos actes passés, nous sommes désormais responsables du monde que nous léguerons aux générations futures. Être responsable au XIXe siècle, c’est donc avoir à répondre de l’avenir que nous contribuons à façonner tout au long de notre vie. Cette réflexion conduit Jonas à formuler son célèbre impératif moral : « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Cela dit, le philosophe a beau démontrer de façon rigoureuse que la « capacité de responsabilité[2] » caractérise l’essence de l’humanité en tant que corollaire de sa liberté – responsabilité et liberté d’autant plus grandes que son appareillage technique la rend surpuissante –, il n’en demeure pas moins conscient que l’exercice concret de cette capacité a besoin que s’éveille en nous « le sentiment adéquat pour nous inciter à l’action dans [son] sens[3] ». La mise en pratique de la responsabilité écologique dépend donc, au moins partiellement, de notre vie affective. Le Professeur en sciences de l’éducation Eirick Prairat explique très clairement cette idée :
« Il n’y a pas d’éthique sans affect, les hommes ne sont pas des êtres moraux pour la seule raison qu’ils sont doués de raison, mais parce qu’ils possèdent la capacité à se faire affecter. Le sentiment doit s’ajouter à la raison pour que le bien objectif ou le mal que l’on se représente puissent mettre en mouvement notre volonté. Il faut une force et non un savoir pour ployer le vouloir. La morale qui doit commander aux affects a donc paradoxalement besoin elle-même d’un affect.[4] »
Voilà qui invite à se méfier des discours se réclamant du « camp de la raison » ; comme s’il existait un « camp de la déraison » dominé par une affectivité irrationnelle et délétère par définition. L’imposture d’un tel discours est d’autant plus grande qu’on l’entend rarement condamner nos émotions lorsqu’il s’agit de leur donner une fonction économique et de les mettre à profit au sens propre. Le PIB a ses raisons que la raison ne connait point. Ce genre d’opposition éculée entre raison et émotions, outre qu’elle participe d’une logique démobilisatrice, témoigne d’une épistémologie des plus sommaires. Face à la catastrophe écologique en cours, dont la réalité et l’ampleur sont scientifiquement établies, il est parfaitement rationnel d’être inquiet voire terrifié. Comme le résume bien la militante écologiste Camille Etienne : en un sens, il faut être fou pour ne pas avoir peur[5]. Pourtant, lorsqu’elle participe à des plateaux télé, on lui demande presque systématiquement de « ne pas faire peur aux gens ». Nous voilà en pleine injonction paradoxale : nous devons nous montrer responsables face à la catastrophe tout en faisant l’économie d’un des affects les plus à mêmes de nous faire ressentir la nécessité de cette responsabilité.
Car la peur et, plus généralement, l’éco-anxiété ne sont ni l’impuissance ni le désespoir auxquelles on les identifie trop souvent. Comme tendent à le prouver des études récentes, cette crainte pour l’avenir et pour la biosphère est un moteur d’engagement personnel[6]. Désespoir et sentiment d’impuissance viennent plutôt du décalage perçu entre cet engagement individuel marqué et la relative inaction collective qui est avant tout celle des décideurs, publics comme privés. D’où cette question pas tout à fait innocente : pour quoi et pour qui ces derniers ont-ils le plus peur ? Ou, plus positivement, de qui et de quoi sont-ils le plus disposés à prendre soin ?
Hans Jonas lui-même avait fait de la peur une des clés de la mobilisation pour l’avenir avec cette idée fondamentale que plus nous craignons pour ce que nous aimons, plus nous agissons pour en prendre soin et le préserver. Cette peur-là est une peur transdescendante, une crainte qui dépasse la seule peur pour soi, sans pour autant la nier. C’est une peur qui témoigne de la conscience que nous avons de notre inscription dans un tout sans lequel nous ne serions pas. Dès lors, toute la difficulté vient peut-être de ce que les principaux responsables du problème (« nous », « les occidentaux ») n’aiment pas cette biosphère et que leur peur n’est pas une peur pour le vivant, mais bien une peur, un rejet du vivant. Voilà pourquoi la crise écologique appelle une transformation à la fois ontologique, anthropologique et éthique de notre rapport au monde.
Julien De Sanctis
[1] L’IPBES est la « Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques ». Elle est souvent présentée comme le « GIEC de la biodiversité ».
[2] Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Paris : Rivage Poche/Petit bibliothèque, 1998, p.95.
[3] ibid., p.101.
[4] Prairat, E. (2012). La responsabilité. Le Télémaque, (2), p.27-28.
[5] Outre son livre Pour un soulèvement écologique récemment publié au Seuil, on peut se référer à cet entretien vidéo pour le média en ligne Blast : https://www.youtube.com/watch?v=bLjuyJMlLEo
[6] Voir, par exemple, cette enquête de la Fondation Jean Jaurès intitulée « Dans la tête des éco-anxieux. Une génération face à la crise climatique. »
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