« Le funambule cristallise cette dialectique parentale entre légèreté et gravité, quotidienneté et responsabilité sociale avec, en son coeur, l’enjeu du pouvoir. »
Chère Marion, ta dernière lettre philo sur la parentalité et le questionnement que cette éventualité suscite chez toi m’a donné envie de te répondre, pour offrir un contre-point nourri de ma propre expérience personnelle de mère d’une fille de 22 ans et d’un fils de 10 ans. Cela faisait longtemps que je voulais écrire sur cette dimension existentielle paradoxale, si banale et unique à la fois. Paradoxale, parce que la relation est à la fois source de joie et d’enfermement, et l’enfant un miroir parfois cruel. Banale parce qu’elle est le lot commun d’une grande partie de l’humanité et unique parce qu’elle nous transforme en tant qu’être humain et que c’est la singularité de chaque enfant qui nous révèle, en tant que parent. Je suis aussi à un carrefour, mais pas tout à fait le même que le tien. Le mien est à la croisée de plusieurs chemins : celui de la difficulté effective et quotidienne à être parent et l’enjeu social qu’il représente, avec la conscience qu’en jouant ce rôle, nous contribuons à former et façonner les adultes et citoyens de demain. Celui, aussi, de la gravité – mettre au monde et élever un être humain est une grande responsabilité – qui croise celui de la légèreté – la beauté de la vie de parent réside aussi dans la conscience que le chemin de la parentalité est avant tout une aventure, avec son lot de déconvenues, de découvertes et d’inconséquences. Charles Péguy ne disait-il pas que les pères de famille (et donc les mères aussi) sont les grands aventuriers du monde moderne ?
Difficulté quotidienne, parce que oui, tu as en partie raison, les enfants pèsent sur notre liberté personnelle et ne cessent de nous faire voir à quel point nous ne sommes pas à la hauteur. Nous nous débattons chaque jour avec la grande question « que dois-je faire ? » face à des situations qui sont loin d’être anodines : comment demandons-nous à nos enfants de participer à la vie familiale (sur les plans matériels et relationnels) ? Qu’exigeons-nous d’eux en termes de réussite sociale ? Quelles conceptions du travail, de la performance, de l’erreur, du pardon, de l’amour, transmettons-nous au quotidien ? Devons-nous écouter tous leurs désirs, quelle place et quelles limites donner au dialogue…? Au fond, c’est cette question qui se rejoue au quotidien : qu’est-ce que, pour chacun d’entre nous, être un bon parent ? Une éducation, c’est assez peu de grands principes mais beaucoup de réflexions quotidiennes face à des situations qu’on n’a pas toujours bien anticipées et auxquelles nous sommes sommés de réagir, là, tout de suite. Peut-être ne sommes-nous pas parfaits, mais c’est justement cette imperfection qui laisse la place pour que l’autre (l’enfant) puisse s’opposer, contester, nous critiquer, et faire sien ce que nous cherchons malgré tout à transmettre. Les psychanalystes Donald Winnicott et Mélanie Klein invitaient les mères à viser l’ouverture du « suffisamment bon », plutôt que l’enfermement de la perfection.
Conscience vertigineuse qu’à travers chacun de nos gestes de parent, nous contribuons à forger un adulte qui oeuvrera dans la société, qui aimera, qui travaillera, qui s’engagera. Être parent, c’est préparer à manger tous les soirs, de manière très concrète, et c’est aussi penser, à travers ce geste de la cuisine, le sujet très sociétal de l’alimentation et du partage ; c’est réagir aux réussites et échecs scolaires de nos enfants, tous les soirs au retour de l’école, et aussi oeuvrer, à travers chacune de nos réactions, à forger une certaine attitude par rapport à la performance, la réussite, l’accomplissement, l’échec. C’est régler des disputes et apaiser des jalousies, et aussi préparer de futurs adultes à faire du conflit et du dialogue une ressource relationnelle. Nous savons tous que ce qui se trame dans les années de l’enfance laisse une empreinte à vie. Et donc être parent, c’est être funambule, marcher, comme Philippe Petit, au-dessus du vide en gardant son centre, son équilibre intérieur et sa légèreté – condition de la réussite de la traversée. C’est trouver de la stabilité dans l’instabilité du sol qui soutient nos pas.
Le funambule cristallise bien à mon sens cette dialectique entre légèreté et gravité. Il joue sa vie dans un acte qui est tout sauf nécessaire («There is no why ! » disait Philippe Petit quand il reliait les deux tours jumelles du World Trade Centre le 7 août 1974). Cette gravité et cette légèreté se retrouvent dans la quotidienneté de la parentalité et dans sa dimension sociale. Créer un être humain est peut-être l’une des choses les plus sérieuses qui soient. Mais une parentalité seulement consciente de sa responsabilité et pétrie de ses valeurs serait non seulement totalement ennuyeuse mais aussi invivable. Il lui faut la légèreté. La légèreté de la parentalité, c’est d’abord la simplicité de l’acte inaugural (dans le sens de : il suffit d’un rapport sexuel) ! Ce sont aussi tous ces moments où l’on n’est pas un bon parent, où l’on ne sait plus ce que l’on fait, où l’on fait de travers, on s’énerve – et se dire que ce n’est pas si grave. Cette alliance entre gravité et légèreté doit pouvoir se retrouver dans un désir léger, joyeux, et sincère et profond à la fois… Dure alchimie.
Ces deux mouvements, ces deux tensions – quotidienneté du rôle de parent et responsabilité sociétale d’une part, et légèreté/ gravité d’autre part – traversent il me semble un enjeu encore tabou au sujet de la parentalité et sur lequel j’aimerais conclure : le pouvoir.
Ce pouvoir, c’est d’abord celui de créer la vie, de la concevoir et de la faire germer. C’est tellement fou que c’en est grisant. Alors, certes, nous ne détenons pas le pouvoir de la conception seul, et heureusement. Nous avons fondamentalement besoin d’un.e autre pour réaliser ce geste aux allures quasi-démiurgiques. Et pour nous, les femmes, ce pouvoir s’étend à faire grandir la vie en nous ; nous faisons l’expérience pendant la grossesse et pendant l’accouchement d’une puissance qui nous dépasse. Notre corps, presque à notre insu, s’occupe de tout et prend le relai d’une raison qui est parfois devenue envahissante. Or ce que nous apprend le fait d’être parent, c’est que ce pouvoir initial, inaugural, doit s’éteindre petit à petit si nous voulons que l’autre (l’enfant) existe. Etre parent, c’est être doté d’un pouvoir créateur, puis d’un pouvoir-sur immense, notamment lors de la petite enfance, et devoir y renoncer à mesure que l’enfant grandit. Ce renoncement prend deux formes : réaliser que nous pouvons de moins en moins contraindre ; et laisser échapper ce que nous avons créé. Renoncer sans abandonner, lâcher en restant pleinement présent. C’est réaliser que nous ne pouvons pas tout – notre enfant veut suivre une voie qui n’est pas celle que nous avions imaginée pour lui, il développe une maladie dont nous ne pouvons pas le sauver, il trouve par tous les moyens de faire ce qu’il a en tête malgré nos interdictions. Mais c’est dans cette expérience de l’humilité que nous pouvons peut-être jouer au mieux notre partition et laisser l’enfant que nous mettons au monde nous aider, nous qui restons les enfants de nos propres parents, à devenir nous-mêmes adultes.
Flora Bernard
Photo : Philippe Petit, traversée entre les deux tours de la cathédrale Notre-Dame de Paris, 26 juin 1971
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