“ Nous luttons pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même.”
Albert Camus
Lettres à un ami allemand (1948)
C’est acté depuis le 14 avril dernier, l’affaire Sarah Halimi n’ira jamais jusqu’à une cour d’assises. Ainsi en a décidé la Cour de cassation. Le tueur de la retraitée a en effet été déclaré « irresponsable pénalement ». Selon les différentes expertises rendues au cours de l’instruction, Kobili Traoré était en proie à une bouffée délirante au moment de la commission de son crime, après avoir consommé du cannabis. Depuis, une vive polémique s’anime sur ce que certains n’ont pas hésité à appeler un « déni de justice ». Le président lui-même a pris la parole pour réclamer un changement législatif.
Indignation et incompréhension se sont donc largement exprimées à travers des propos souvent extrêmement durs et clivants dans les médias et sur les réseaux. Chacun se faisant un avis bien arrêté d’un drame dont il connaît au fond mal les tenants et aboutissants[1], mais comme l’islam, l’antisémitisme et la consommation de drogue s’en mêlent, il semble qu’on puisse se passer de nuancer ses propos. De fait, dans ce concert de prise de positions plus ou moins fondées, quiconque voudrait appréhender le sujet de manière moins affirmative, avec quelques précautions, se voit accusé de lâcheté intellectuelle, ou pire, de vouloir défendre l’indéfendable. Or, en prenant le temps de lire attentivement les explications de l’expert psychiatre Paul Bensussan[2], qui avait examiné le tueur de Sarah Halimi et sur les conclusions duquel notamment la justice a déclaré l’assassin irresponsable et l’a exonéré d’un procès, la radicalité de certaines opinions s’avère raisonnablement injustifiée.
Devant cette outrance du discours, quelques inconditionnels de l’esprit de finesse, mercenaires de nulle cause si ce n’est de leur propre lucidité. Parmi eux, Albert Camus, romancier, mais aussi philosophe. Celui qui est pourtant l’auteur de L’homme révolté, a fait de la modération une éthique indispensable pour concilier indignation et lucidité. Cette éthique, il la forge au contact de la mort, qui manque de l’emporter alors qu’il n’a que 17 ans. Mais ce qu’elle lui laisse est précieux : le « devoir d’hésiter ». Plus tard, les épreuves de son engagement politique le conduiront à conclure que manichéisme idéologique et mensonge existentiel sont inséparables. Il ne comprend pas le refus d’admettre qu’un opposant puisse avoir raison. Camus plaide donc pour une franchise respectueuse, qui évite de disqualifier celui avec qui l’on n’est pas d’accord. Il rappelle la mécanique insidieuse de toute polémique : « Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes »[3].
La démesure est toujours un confort, nous explique Camus. Nous permettant de comprendre au passage que le contraire de la nuance, ce n’est pas le courage d’une prise de position, c’est la démesure, l’excès, le dogmatisme. La nuance n’est pas une neutralité de la pensée, mais la condition de possibilité de sa profondeur. Une vérité première du philosopher. De même que le peintre apprend à regarder, à repérer les teintes, les variétés, de même que le musicien apprend les différents tons, tonalités et accords, penser requiert un apprentissage pour saisir les ressemblances, les dissemblances, les identités, les gradations.
Quiconque s’aventure dans ce patient travail sait que cela implique d’affronter ses contradictions intimes et sait donc qu’il y a un courage des limites, et même une radicalité de la mesure. Car, dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance. Radical au sens d’un refus obstiné du prêt-à-penser ou de l’emportement passionnel (et non pas passionné) qui nous prive du désir de vérité. La nuance n’est pas une tiédeur, elle n’exclut pas la passion. Elle cherche simplement à lui donner de l’équilibre. C’est fort de cette conviction que Camus peut écrire : « En fait, l’équilibre est un effort et un courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir »[4]. Cela implique de peser ses mots. Mais aussi, parfois, de se taire.
Notre rapport à la nuance a quelque chose à dire de notre rapport à la vérité. Souvent, celui qui ne s’y résout pas est celui qui se trouve plus attaché au fait de vouloir avoir raison qu’à la recherche d’une vérité. Ce dont on peut difficilement le blâmer : chercher la vérité, c’est marcher sur un fil. Mais il s’agit du fil de notre humanité et mérite donc qu’on s’y essaie. Avoir la liberté et la possibilité de s’exprimer ne fait pas tout, encore faut-il exiger de soi-même une pensée équilibrée. Une pensée qui visite donc son propre extrémisme pour le transcender. « C’est appuyés sur cette nuance qu’aujourd’hui nous combattons, nous dit Camus. Je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même »[5].
Marion Genaivre
[1] On songe ici à l’effet dit « Dunning-Kruger », qui désigne un double paradoxe : d’une part, pour mesurer son incompétence, il faut être compétent et, d’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance. Plus nous en savons, moins nous en savons, au sens où nous mesurons une plus grande complexité du monde.
[2] Lire son entretien exclusif pour Marianne.
[3] « Le Témoin de la Liberté », in Conférences et Discours (1948)
[4] « L’Avenir de la civilisation européenne », entretien avec Albert Camus, Union culturelle gréco-française, 1956
[5] Lettre à un ami allemand, Paris, éd. Gallimard, 1972, p.20
PhiloPop, la newsletter philosophique qui éclaire l’actualité.
RV tous les mois.