“ La ville pestiférée, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée.”
Michel Foucault
Surveiller et punir (1975)
Ce lundi 29 septembre, près de 300 signataires (scientifiques, médecins et universitaires) publiaient une tribune dans laquelle ils critiquent sévèrement les dernières restrictions décidées par le gouvernement contre le Covid-19. Face à des mesures qu’ils jugent malhonnêtes et aux effets dramatiques, ils appellent à changer rapidement de stratégie sanitaire. Que l’on se reconnaisse ou non dans la position des signataires, le fait est que la crise provoquée par la pandémie a conduit le gouvernement français à déclarer un « état d’urgence sanitaire » qui constitue un régime inédit dans l’histoire de la République1. Confinement, puis port du masque obligatoire, fermetures de nombreux lieux culturels et de sociabilité, interdiction de se rassembler au-delà d’un certain nombre de personnes… Les mesures de privation de liberté se sont succédées au même rythme que la progression du virus.
Mais alors qu’au printemps les citoyens français répondaient solidairement à leur gouvernement, de plus en plus de voix s’élèvent contre les incohérences des mesures qui s’accumulent et se contredisent ; certains poussant même jusqu’à parler de dérives autoritaires. Le fait est que nous nous trouvons collectivement pris dans une étrange et inconfortable situation : tout se passe comme si sauver des vies devait se payer du prix de la démocratie. Non plus, « la bourse ou la vie ? », mais « la vie ou la démocratie ? » Pour fallacieuse qu’elle soit, un gouvernement résiste difficilement à cette alternative pour justifier ses actions dans l’urgence d’une crise. Or, évidemment, s’en tenir à ces termes met d’emblée fin au débat : rien n’ayant plus de valeur que la vie, tout doit pouvoir lui être sacrifié. Autrement dit, la vie représente un intérêt supérieur à la démocratie. C’est un au-delà du droit qui justifie que, soudain, nécessité fasse loi.
C’est tout le sens des régimes d’exception, dont l’état d’urgence est une catégorie. Mais c’est aussi et surtout le plus grand paradoxe de la démocratie : préserver un peuple par la suspension de ses libertés. Tout tient ici dans cette idée de « suspension », qui, par définition, n’est pas de nature à durer. En suspendant l’ordre juridique, l’état d’exception nous rappelle la limite du droit. Il ne l’abolit pas, mais montre que celui-ci est momentanément impuissant, spectral. Seulement voilà, suspendre durablement le droit, cela s’appelle y déroger. Un virus aussi (un virus surtout), peut être politisé. Il ne faudrait bien sûr pas conclure trop rapidement à un retour à l’état originel du pouvoir, où la distinction entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire ne s’est pas encore produite. L’état d’exception n’est jamais un plein de pouvoir, mais toujours plutôt un vide de droit.
Ce n’est donc pas tant l’état d’urgence qui est à interroger que « l’esprit de l’urgence ». Que le Covid-19 provoque encore aujourd’hui des urgences médicales, c’est un fait que seuls les réanimateurs pourraient éventuellement contester. Mais l’enjeu démocratique n’est pas là. Il tient plutôt en ce que l’urgence passe de la santé au politique – ce dernier étant toujours une manière d’imposer une temporalité contre d’autres temporalités. Or, quand « l’esprit des lois » (relisons Montesquieu) est soumis à celui de l’urgence, les libertés perdent au change. En dérobant le présent, l’urgence favorise un gouvernement par la peur. Toute la vie affective, sociale et même politique peut ainsi se voir suspendue au nom de la survie.
Difficile de ne pas penser ici à l’idée de biopolitique développée par Michel Foucault en son temps. Bien que ce concept ait, depuis, été soumis à la critique philosophique, il a le mérite de nous indiquer que nos corps (leur santé et leur mobilité) peuvent devenir la matière première d’un immense dispositif disciplinaire. Les mots de Foucault peuvent encore aujourd’hui nous tenir en alerte : « [Cet espace clos où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts] prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort (…). » ; « (…) La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. »2
Ne nous méprenons pas en nous laissant enfermer dans le facile mais faux dilemme : « préférons-nous vivre en bonne santé sous un régime autoritaire ou malade dans une démocratie ? » Ce serait accepter que la santé soit confisquée pour faire l’objet d’un chantage politique. La mort et la maladie du corps humain sont inévitables, aucun régime politique ne pourra prétendre nous y soustraire. La maladie du « corps politique » que constitue une société peut, en revanche, être évitée et c’est la responsabilité des citoyens que d’y veiller. Autrement dit, l’urgence c’est nous.
Marion Genaivre
1 J’attire ici l’attention sur le fait que l’état d’urgence sanitaire n’existait pas avant le Covid-19. Il n’a pas été activé, mais crée et se trouve inscrit dans le Code de la santé publique tant que le virus circule. Les risques sanitaires allant probablement s’accroître avec la crise écologique, la possibilité d’un état d’urgence sanitaire perpétuel n’est pas à négliger et mérite qu’on s’interroge.
2 M. Foucault, Surveiller et punir, éd. Gallimard, 1975, pp.199-200
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