“ À l’origine de tout, la Peur. J’ai peur, donc je vis. Placée à l’origine, [la peur] a une valeur de méthode ; d’elle, part un chemin initiatique.”
Roland Barthes
Roland Barthes : Prétexte – Cerisy 1977
2 mars 2020
Le coronavirus est entré dans la vie quotidienne des Français, qui suivent en temps réel les événements et leur interprétation par les experts. Les messages contradictoires autour du phénomène favorisent, quand ils ne les provoquent pas, des réactions irrationnelles1. Il est intéressant de noter que la médecine d’autrefois considérait que la peur était mauvaise conseillère et qu’elle prédisposait à recevoir la contagion. Paracelse (1493-1541), médecin et philosophe, affirmait ainsi que l’air corrompu ne pouvait à lui seul provoquer la peste, et qu’il devait pour cela rencontrer la frayeur. A son époque, cette attitude relevait de la tradition philosophique stoïcienne : le sage oppose sa force en toutes circonstances, la maladie épargnera ceux qui la méprisent et poursuivra ceux qui en ont peur.
Parmi les grandes constantes qui accompagnent les peurs collectives face aux épidémies, il y a la recherche du bouc émissaire. Nommer des coupables, c’est ramener l’inexplicable à un phénomène compréhensible. Si les réactions de ce type sont le lot de toutes les épidémies – on les observait déjà lors de la « peste d’Athènes », la plus ancienne sur laquelle on ait véritablement des informations -, elles ne cessent de nous interroger sur cet affect particulier qu’est la peur. Est-elle ce qui nous sauve – « à long terme, on ne peut survivre que par paranoïa », déclarait récemment l’épistémologue Nassim Nicholas Taleb ; ou bien ce qui nous condamne, sinon à la mort, du moins à la bêtise ?
Roland Barthes nous aide à penser la chose. Par « j’ai peur donc je vis », le philosophe veut nous dire que la peur vient en naissant. Il s’en explique : « De tous les animaux, ce qui définit l’homme, c’est que c’est un animal qui naît immature, qui naît prématurément et il naît par conséquent en état d’insécurité totale. L’homme naît avant terme et c’est pour cela qu’il est fondamentalement dans un état de peur. De ce fait, évidemment, tout le développement de la société humaine vise à compenser cette peur native de l’homme. »2 Doit-on s’en désoler ? A la suite de penseurs comme Georges Bataille et Hans Jonas3, Barthes pense la peur comme un affect positivement mobilisateur, et pas seulement dans sa version réduite à un mode de survie.
La peur rend sensible et conscient le rapport du sujet à son corps, à son langage, au fait de ne pouvoir toujours les habiter entièrement. Souvent liée au manque ou à l’excès, elle vient toujours bouleverser le système et ses certitudes. En tant qu’elle est « une attitude qui s’éloigne », pour reprendre les mots de Bataille4, la peur donne à penser en même temps qu’elle plonge la pensée dans ses limites. Bataille affirme même qu’il faut la rechercher parce qu’elle est la seule expérience possible de l’humain comme tel. Il parle cependant d’une peur bien spécifique, celle de la mort ; celle qui nous concerne donc devant une épidémie. Excédant le système socio-économique, la peur de la mort ne permet pas de s’y soustraire mais de la reconnaître comme l’impossible en l’homme. Impossible non pas comme événement – la mort aura lieu, mais impossible à penser véritablement. Cette expérience trouble d’une conscience de la finitude qui ne peut pourtant jamais tout à fait la penser est ce qui définit en propre l’être humain.
La peur de la mort, qui est peur devant un événement dont les contours nous échappent (connaître les symptômes du coronavirus ne fait pas office de contours clairs) peut être éclairée par la distinction que le philosophe Martin Heidegger proposait entre peur et angoisse. La peur a toujours un objet connu, nous dit Heidegger, tandis que l’angoisse est indéterminée, sans représentation. L’angoisse ne sait pas devant quoi elle s’angoisse. En ce qu’elle est glissement du monde dans son ensemble, elle permet d’être face à l’essentiel, de revenir à ce qui compte lorsque tous les objets se sont effacés. En ce sens, l’angoisse est un affect métaphysique, elle est vectrice de sens.
Il est légitime que nous ayons peur pour notre santé ou celle de nos proches. Mais beaucoup de discours et d’images peuvent conduire à les instrumentaliser. Si l’on veut pouvoir être éveillés par la peur, il est essentiel de s’en ressaisir cognitivement. Non pas simplement au sens d’un rationalisme de bas étage, mais au sens métaphysique que nous propose Barthes, Heidegger ou Bataille : la peur ne nous sauve vraiment que lorsqu’elle devient angoisse, autrement dit lorsqu’elle nous donne à penser la mort, notre finitude, et donc le caractère infiniment précieux de la vie.
Marion Genaivre
1 Ce n’est pourtant pas la première épidémie que connaît l’Europe et le monde. La grippe de 1918, dite « grippe espagnole », la plus grave pandémie des temps modernes (elle se répandit dans le monde entier jusqu’en 1919 et l’on estime aujourd’hui qu’elle fit entre 50 et 100 millions de morts, soit plus que la Grande Guerre) n’avait pas occasionné tellement de réactions de panique.
2 in « Entre le plaisir du texte et l’utopie de la pensée », entretien avec Abdallah Bensmaïn, L’Opinion (Rabat, Maroc), 6 février 1978, p. 535.
3 Je renvoie ici au concept d’heuristique de la peur développé par Hans Jonas, notamment dans Le Principe Responsabilité.
4 Georges Bataille, Le coupable, Gallimard, 1961, p. 12
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