“Notre manière d’habiter le monde et d’y cohabiter détruit, appauvrit et divise.”
Le billet d’humeur
Qu’il s’agisse de la guerre en Ukraine, de l’inflation qui rend le corps social à fleur de peau, de faits divers sordides et bouleversants, l’actualité est traversée par une violence qui n’est qu’un symptôme d’un enjeu plus fondamental : notre manière d’être au monde. Tout semble nous montrer que notre manière d’exister et de coexister, d’habiter le monde et d’y cohabiter, détruit, appauvrit, divise. La situation est telle qu’on pense au dessinateur Gébé qui, en 1972, avait imaginé le scénario d’un arrêt des appareils de production de la société pour réfléchir à l’An 01 d’un nouveau modèle. La bande dessinée en question s’ouvre sur cette célèbre citation : « On arrête tout. On réfléchit. Et c’est pas triste ».
Cette invitation était au cœur des Rencontres des nouvelles pensées de l’écologie, un événement inédit accueilli par l’abbaye de Cluny où je me suis rendue avec l’équipe de Thaé récemment. Acteurs politiques, militants et chercheurs sont venus partager leurs réflexions et elles furent riches d’enseignements. J’y ai notamment appris une chose essentielle qui change tout à la manière dont il me semble qu’il faille appréhender la crise écologique en cours : le concept de « transition énergétique » n’a aucune consistance d’un point de vue historique. C’est ce que montrent de façon tout à fait édifiante les travaux de Jean-Baptiste Fressoz, qui explique que l’histoire humaine de l’énergie ne procède pas par phase et substitution – le charbon n’a pas succédé au bois en le remplaçant, le pétrole n’a pas succédé au charbon en le remplaçant – mais par accumulation et symbiose. Nous avons besoin de bois pour extraire du charbon, nous avons besoin de charbon pour extraire du pétrole, etc.
Bref, la matière appelle la matière. Ce qui signifie que toute velléité de continuer à produire autant mais prétendument mieux grâce à de nouvelles sources d’énergie ou de nouvelles techniques ne fait que déplacer le problème. La seule véritable solution qui s’impose est donc la décroissance, c’est-à-dire la sobriété. Le concept appartient à une tradition philosophique ancienne, qui le valorise aussi bien sur le plan moral (on parle alors de tempérance) que sur le plan matériel (on parle alors de modération ou de frugalité). Présente dans la pensée grecque aussi bien que dans les principales spiritualités, la sobriété était une sorte d’évidence dans des sociétés soumises à une précarité perpétuelle (la réalité physique est difficile, le manque, fréquent)[1]. La notion n’est devenue marginale qu’à partir du XVIIIe siècle avec l’arrivée des sociétés d’abondance. Des sociétés du plein, par opposition au vide, et de la disponibilité, par rapport au manque. Des sociétés où tous les espaces et tous les temps sont donc remplis, de choses, de personnes, de services, de produits, de flux. En un sens, des sociétés de l’ébriété.
Du latin sobrius, apparenté à sanus, l’idée de sobriété renvoie à ce qui est « sain » au sens de « maître de soi-même ». La sobriété peut donc être comprise comme une école de sagesse pour notre temps. Une voie qui renouvelle la question des Grecs de l’antiquité : qu’est-ce qu’une vie bonne ? Autrement dit, une vie qui mérite d’être vécue pour moi-même dans ce monde-ci. Question éthique par excellence qui interroge non pas seulement comment chacun se comporte avec autrui, mais aussi la manière dont nous habitons ensemble le monde, la façon que nous avons d’y séjourner.
Or, si nous avons bien un destin partagé, tout le monde n’en est pas responsable à proportion égale. D’abord, comme c’est maintenant largement prouvé, ceux qui ont les moyens de faire le plus pour changer la trajectoire écologique sont aussi ceux qui ont les plus grands impacts environnementaux. Ensuite, les contraintes structurelles, notamment en termes de mobilité, ne pèsent pas de la même manière sur les classes populaires, les classes moyennes et les classes aisées. On serait donc tentés de conclure que la préoccupation écologique et l’idée de sobriété sont paradoxalement un luxe, celui des « bobos », ceux qui ont les moyens de consommer mieux (c’est-à-dire plus cher) et moins.
C’est ce raisonnement qu’il est crucial de dépasser si nous souhaitons vraiment infléchir le cours des choses. L’écologie n’est pas d’abord une idéologie politicienne mais une crise existentielle à l’échelle planétaire, un donné phénoménologique, une altération générale de notre manière de vivre qui concerne tout le monde. Elle est donc hégémonique au sens où, qu’on le veuille ou non, elle est impliquée dans tout. C’est ce que Bruno Latour voulait signifier lorsqu’il nous rappelait que nous sommes terrestres : la moindre de nos actions terraforme notre environnement. Avant même de se demander comment sauver la Terre, il s’agit donc de se demander quelle Terre nous sommes en train de former maintenant avec le volume de nos objets, l’usage que nous en avons et l’étendue de nos infrastructures.
Cette interrogation, qui n’a pas de frontières ni de classes sociales, a cependant des implications politiques au sens où l’ampleur des enjeux requiert aussi que soient prises des décisions au niveau national et international. Au plan collectif, la crise existentielle que constitue l’écologie se spécifie en crise culturelle, donc politique. Ou, plus exactement, l’écologie est une crise politique dont on ne peut sortir qu’en menant une bataille culturelle et sociale, autrement dit une bataille démocratique pour créer un nouvel imaginaire, un nouveau mode de vie désirable pour tous.
Tout l’enjeu est de développer une civilisation éco-centrique – à rebours, donc, du présupposé qui fonde l’impérialisme et le colonialisme d’où nous venons et qui consiste à penser que le milieu où l’on vit peut être séparé du milieu dont on vit – et sobre, en rendant ces deux modes désirables et réalistes. Un combat peine perdue ? Non, car comme le donne à penser Serge Moscovici, grand penseur de l’écologie politique, tous les changements sociaux et culturels, et a fortiori civilisationnels, sont toujours venus de ce qu’il appelle des minorités actives, c’est-à-dire des minorités sérieuses (documentée et disciplinée) et déterminées.
Alors « bobos » ou pas, soyons activement minoritaires afin de sortir grandis de notre crise existentielle !
Marion Genaivre
[1] cf. François Jarrige, « Sobriété énergétique, un nouvel oxymore ? », AOC, février 2020
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