« On ne peut vouloir expérimenter l’inclusion sans prendre très au sérieux notre besoin de sécurité et notre besoin de sens. »
Depuis quelques années, elles forment une seule et même expression. Diversité et inclusion vont main dans la main dans nos organisations, sous l’œil attentif d’une réglementation de plus en plus élaborée et contraignante. Difficile pourtant d’échapper aux résistances que peut provoquer ce petit binôme aux accents moralisateurs : la diversité, c’est bien ; exclure, c’est mal. Peut-être…, et pourtant il n’y a qu’à regarder l’omniprésence de la violence dans l’actualité de nos sociétés pour comprendre que ça n’est pas si simple. Si inclure la différence des autres est si souhaitable et bénéfique, pourquoi toutes nos relations sont-elles traversées par des mouvements de protection identitaire qui en sont l’exact contraire ?
Ces derniers temps, j’ai personnellement pu refaire l’expérience de ce paradoxe qu’est l’inclusion dans des relations qui m’importent beaucoup. Et j’ai cherché à mieux le comprendre. Je travaille avec des personnes qui me ressemblent au moins autant qu’elles diffèrent de moi. J’aime une personne qui me ressemble au moins autant qu’elle diffère de moi. Dans les deux cas, vivre et œuvrer ensemble n’est possible qu’aussi longtemps que nos ressemblances l’emportent sur nos différences et que nos différences donnent de la puissance à ce que nous pouvons être et faire ensemble. Mais dès lors que nos différences contrarient trop fortement mes besoins et mes projets, ce qui se produit est très clair : une peur inconsciente d’être anéantie renforce mon attachement à ma manière d’être et de faire, je juge qu’elle est meilleure que celle de l’autre, je suis tentée de la lui imposer, et rester en lien avec lui me devient coûteux.
Le mouvement intérieur que je décris ne nomme rien d’autre qu’une tension qui traverse toute l’histoire de l’Humanité et qui ne cesse de se rejouer, y compris dans nos organisations : comment vivre avec la différence de l’autre, la différence qu’est l’autre, sans l’exclure ni la dissoudre, mais également sans se nier soi-même ? Devant cette question, certains philosophes ont conclu au dilemme : l’inclusion est à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire parce que nous sommes des êtres relationnels. Impossible parce que, dans le mouvement même d’inclure, quelque chose de mon identité et de celle de l’autre, et donc de nos différences (dont la diversité nomme pourtant la richesse), est inévitablement perdu.
Et en voici la raison : inclure, ce n’est pas seulement laisser entrer la différence de l’autre chez soi, car je peux alors toujours renvoyer dehors ce que j’avais accepté d’accueillir au dedans. Cela, c’est le principe de l’intégration. Inclure, c’est vouloir faire communauté au point de laisser la différence de l’autre entrer en soi. C’est donc accepter de se laisser transformer par la rencontre. Une véritable inclusion se signale par la métamorphose qu’elle produit. Or, dans cette métamorphose, ce qui faisait la différence de l’autre et la mienne peut disparaître. D’où le dilemme : inclure, c’est ramener à du même ce qui était différent et c’est donc faire disparaître les différences en tant que telles. Mais ne pas inclure, c’est renoncer à faire l’expérience d’une véritable communauté et s’enfermer soi-même dans une identité limitée.
Si je suis tant attachée à l’expérience du dialogue – qui au cœur de l’aventure de Thaé -, c’est parce que j’aime à croire qu’une troisième voie est possible. L’inclusion porte sur notre rapport aux normes et interroge donc ce que nous valorisons. Mais elle renvoie aussi à notre besoin de sens et de sécurité relationnelle. Dans Le normal et le pathologique, un ouvrage lumineux et d’une grande fécondité, le philosophe George Canguilhem explique que le vivant passe son temps à créer des normes pour se maintenir dans l’existence. Si certaines normes sont communes, chacun d’entre nous n’en a pas moins les siennes propres en fonction de son histoire. Mais Canguilhem ajoute quelque chose d’essentiel : ce qui distingue la bonne santé du pathologique, c’est la capacité à faire évoluer ses normes au gré des événements de son organisme et des rencontres vécues. Un vivant pathologique est un vivant qui se fige dans des normes qui ne conviennent plus à son réel intérieur et/ou extérieur.
Nous sommes naturellement attachés à nos normes parce qu’elles se sont élaborées pour répondre à des besoins, apaiser des peurs et des blessures. Leur élaboration se double souvent d’un récit qui en font aussi des valeurs. Notre attachement à elles en est donc d’autant plus fort. C’est ce que la philosophe Gabrielle Halpern appelle la « pulsion d’homogénéité », pulsion qui nous pousse à chercher et entretenir ce qui nous est connu. Si l’inclusion est un mouvement si difficile à réaliser, c’est qu’il s’inscrit directement contre cette pulsion protectrice.
On ne peut donc vouloir expérimenter l’inclusion sans prendre très au sérieux notre besoin de sécurité – qui consiste à exister dans la relation – et notre besoin de sens. Besoins auxquels on peut sans doute répondre, en partie, en gardant toujours à l’esprit qu’inclure ne consiste pas à déconstruire radicalement toutes nos normes mais à en créer de nouvelles à partir de la singularité qui nous caractérise respectivement l’autre et moi. Cette subtilité est essentielle : créer du commun ne consiste pas à ramener des différences à du même. Autrement dit, une véritable inclusion n’empêche pas l’individuation. On pourrait même dire qu’elle se reconnaît au fait qu’elle permet à chacun de devenir un peu plus soi. Mais un soi auquel on ne s’attend pas toujours ! Inclure n’implique donc pas seulement d’être disponible pour aller à la rencontre de la différence de l’autre, cela implique aussi d’être prêt à aller vers ce qu’on ne sait pas encore de nous-même.
En ce sens, et alors même que le terme renvoie étymologiquement à l’idée de réclusion (du latin inclusio, enfermement), l’inclusion est un profond geste de liberté. Un geste qui nous maintient, en funambules, sur un fil…, quelque part entre l’hostilité, l’indifférence et l’hospitalité.
Marion Genaivre
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.