“ L’homme n’est vraiment sain que lorsqu’il est capable de plusieurs normes, lorsqu’il est plus que normal .”
Georges Canguilhem
Le normal et le pathologique. PUF (1975), p.130
Le 2 juin 2020, le président de la République entérinera la deuxième phase du déconfinement national. Une étape attendue par de nombreux Français qui s’impatientent de pouvoir retrouver leur « vie d’avant » ou, à tout le moins, une « vie normale ». De quoi s’interroger d’abord sur cette volonté de retour, puis sur cette idée de normalité que la crise est venue ébranler. Car il n’y a encore pas si longtemps, en effet, il ne serait venu à l’idée de personne de se demander s’il menait une existence normale. A quelques variations près, nous étions des milliers embarqués dans un même mode du quotidien (agenda, habitudes, réseau de relations codifiées). Bref, nous faisions système.
Or voilà qu’une crise vient nous dire que ce qui était normal n’est plus conforme à la réalité. Et nous d’espérer, malgré tout, que cette réalité redeviendra normale. Qu’est-ce que nous dit cette volonté de retour au même sur notre conception de la vie ? Outre notre attachement au connu, que la psychologie a suffisamment expliqué aujourd’hui, elle suppose qu’il y aurait des versions normales de la vie quand d’autres seraient anormales. Heureusement, quelques philosophes se sont emparés de ce concept drôlement ambigu de normalité. Parmi eux, Georges Canguilhem, à qui l’on doit une réflexion incontournable sur le sujet.
Alors que le sens commun laisse entendre qu’est normal ce qui est tel qu’il doit être, Canguilhem démontre, à l’appui de la biologie et de la psychologie post-traumatique, qu’il n’existe pas de normalité en soi. « Ce terme [de normalité] est équivoque, désignant tout à la fois un fait et une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement d’appréciation qui le prend à son compte », nous rappelle-t-il. Il va donc redéfinir de façon décisive ce qu’est la normalité, en s’inspirant du travail d’instauration de nouvelles normes de vie dans lequel se sont engagés les blessés de la Première Guerre Mondiale. La façon dont chacun va habiter son humanité blessée le conforte non seulement dans l’idée que toute normalité est relative aux conditions dans lesquelles l’être humain tente de vivre, mais qu’être normal ne consiste pas à pouvoir faire comme d’habitude ou comme les autres, mais à pouvoir faire preuve de normativité ; c’est-à-dire être capable de créer par soi-même et pour soi-même des normes de vie grâce auxquelles notre intégrité existentielle est préservée.
Au fond, nous dit Canguilhem, le véritable pathologique, c’est l’incapacité à créer de nouvelles normes de vie. Et ce que nous jugeons « anormal » n’est qu’une autre expression singulière d’humanité, une autre « allure de la vie » dit-il joliment, qui nous rappelle qu’être humain, c’est relever jour après jour, pas après pas, le défi du vivant, c’est-à-dire assumer les limites d’une existence vulnérable et vouée à la mortalité. La normale n’est donc pas un ordre parfait, une espèce d’innocence fonctionnelle définitive et pure de tout défaut. C’est, au contraire, un effort permanent de compromis précaire pour assurer l’équilibre en devenir, une tentative pour composer avec les contraintes extérieures et les écarts ou erreurs internes. Bref, la vie est moins le résultat d’un processus rodé que le succès d’une incessante tentative.
Toutes les fois où nous souhaiterions donc un peu trop fort un « retour à la normale », songeons à ce que cette volonté peut avoir de « pathologique », au sens où cela équivaut à se détourner de notre propre vitalité créatrice. Et si l’éclairage de Canguilhem n’y suffisait pas, entendons Nietzsche et son idée proprement géniale de l’éternel retour (2) :
« Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : « Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession. (…) tu te demanderais à propos de tout « Veux-tu cela ? Le reveux-tu ? Une fois ? Toujours ? A l’infini ? Et cette question pèserait sur toi d’un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! Comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! »
On pouvait lire, il y a déjà plusieurs semaines, sur un immeuble de Santiago au Chili : « Nous ne reviendrons pas à la normale parce que la normalité était le problème ». A nous de revouloir du passé ce qui nous permettra de créer une nouvelle normalité, dont nous pourrons mieux assumer le caractère éphémère mais nécessaire.
Marion Genaivre
(1) G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1975, p.76
(2) F. Nietzsche, Le Gai Savoir, Gallimard, Œuvres complètes, livre IV, aphorisme 341, p. 220.
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