“ Mettre un peu de vacance dans les vacances, c’est faire l’expérience que la lenteur, la retenue et l’imprévu peuvent être source d’une grande richesse existentielle.”
Le billet d’humeur
Difficile de passer à côté, cet été, d’un sentiment d’éco-anxiété. Mais c’est peut-être ce sentiment qui suscitera une véritable prise de conscience du lien entre nos modes de vie et leur impact écologique global – davantage que la publication de rapports et d’études sur le sujet qui, depuis 50 ans, ne parviennent pas à changer nos manières de voir et d’agir. Ce qui me semble être à la source de ce sentiment, c’est l’expérience que nous faisons – de la canicule, des inondations, des feux de forêt, du déchaînement effrayant des éléments. Nous comprenons par le cœur et pas seulement par l’intellect, que la surconsommation d’énergies fossiles et la surexploitation des ressources nécessaires à notre mode de vie occidental insoutenable sur le plan planétaire, ont un lien avec les événements de l’été et ceux à venir.
Les solutions techniques, même si elles sont essentielles, ne suffiront pas à répondre aux enjeux écologiques. Ce sont nos modes de vie, nos modes de penser et d’agir qu’il faut changer, pour restaurer un rapport plus sain au vivant. Et ça, c’est bien évidemment le plus difficile. Car comment envisager de changer son mode de vie sans renoncer à quelque chose, sans se retenir, sans, au fond, remettre en question cette sacro-sainte aspiration à la liberté ? Le temps d’été étant toujours pour moi un temps de vacances (loisirs) autant que de vacance (vide), j’ai choisi cette fois de faire deux expériences de retenue et voir ce que cela me faisait, pour comprendre pourquoi il est si difficile de changer et comment transformer notre regard.
L’une concerne le transport (1). Retenue #1 : pas d’avion pour les vacances d’été. Exit donc l’Islande, où j’avais très envie de retourner. Exit l’avion pour aller rejoindre la famille en Corse. Le sentiment de limitation de ma liberté me traverse et m’agace. Mais ma liberté se résume-t-elle à celle de voyager où bon me semble, à celle de consommer ce que mon argent peut acheter ? Bien piètre et pauvre définition de la liberté, entend-je alors de la part de mon daimon (2) Epictète, l’un de mes précieux guides stoïciens. Tout, autour de toi, est contraint, me souffle-t-il, n’oublie donc pas que la seule véritable liberté qui est la tienne est celle de donner de la valeur à telle ou telle chose – et ne laisse pas ce jugement être dicté par les autres et par la société ! Ce sera donc l’Ecosse en train – ferry – bus – à pied et la Corse en train – voilier. Deux jours de voyage aller pour l’Ecosse, idem pour la Corse (dont 24h de traversée en voilier), au lieu de 1h30 en avion. Mais voir défiler le paysage dans ce petit train qui se dandine de Glasgow à Mallaig (5 heures pour 200km), à travers les lochs et la montagne, se retrouver en pleine mer la nuit sans plus voir de côtes, mais accompagnés de dauphins et même d’une baleine au loin, restent des expériences mémorables. Je me dis que c’est le concept même de voyage qu’il faut revisiter – le transport n’est plus le temps qu’il me faut pour me rendre à un endroit (temps considéré, dans notre société moderne, comme inutile), mais devient partie intégrante du voyage. Prendre le temps du déplacement remet de la distance et agrandit le monde.
L’autre concerne la consommation. Retenue #2 : pas d’achat d’habit ni du moindre produit de beauté. Exit la robe qui me fait de l’œil dans cette boutique ou la crème anti-rides nouvelle génération qui va vous faire perdre 10 ans d’un coup… Il n’est évidemment pas question de besoin et je ne suis pas certaine qu’il soit même question de désir. C’est juste (en ce qui me concerne) une habitude, de petits plaisirs qui, mis bout à bout, font notre société de (sur)consommation. Mais le mental se met vite en route : mieux vaut acheter quand tu trouves quelque chose qui te plait, fais-toi plaisir ! C’est juste une petite … (crème, pantalon, foulard… ce que vous voulez), ça ne changera pas grand-chose à l’état du monde. Je me rends compte que ce n’est pas l’impact spécifique de mon action qui est en question, car quand bien même l’impact écologique et social serait nul, la surconsommation se justifie-t-elle ? Il y a plutôt quelque chose de l’ordre de l’intention personnelle, d’une manière de vivre. Au bout de deux mois, j’aurais pu me sentir contrainte, mais au fond, je me sens moins esclave de mes envies soudaines et s’en dégage un sentiment de liberté que je savoure et, je l’espère, dans devenir ascète, un rapport plus léger à la consommation. Là encore Epictète me susurre : qui est le maître à l’intérieur de toi ?
Au fond, même si je sais depuis longtemps que l’avion et la consommation ne font pas mon bonheur, la sobriété ne me fait pas rêver. Mais elle peut nous aider à nous tenir droit : la tempérance constitue d’ailleurs l’une des quatre vertus cardinales des écoles de philosophie de l’Antiquité Grecque, aux côtés du courage, de la justice et de la sagesse pratique. Je garde de cet été que celle-ci peut devenir désirable (3) si l’on change son regard sur ce que d’autres alternatives permettent, en s’aidant de deux concepts sur lesquels je conclurai : celui d’indisponibilité et celui de richesse existentielle. C’est quand le monde est indisponible, quand il n’est pas immédiatement à notre disposition (le dauphin n’arrive jamais au moment où vous l’attendiez et la neige non plus) que nous pouvons entrer à nouveau en résonance (4) avec lui, c’est-à-dire entretenir un rapport poétique et joyeux. Il en va de notre rapport au temps, que nous voulons optimisé et maîtrisé. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas voir dans la lenteur, l’imprévu, la retenue, une source d’une richesse que l’économiste et penseur sénégalais Felwine Sarr nomme une richesse existentielle ? Et que celle-ci a en fait peu à voir avec la richesse matérielle. « (…) Parfois, dans les espaces où les conditions de vie sont bonnes, il peut y avoir de la pauvreté existentielle, et vice versa, dans les espaces où les conditions de vie sont extrêmement difficiles, il peut y avoir une grande richesse existentielle. » (5)
Flora Bernard
1 39% de nos émissions de gaz à effet de serre selon l’ADEME (2018)
2 Dans l’antiquité grecque, nom de ce qui trouble l’entendement et créée une rupture dans les comportements habituels
3 Cf. Philo Pop 42
4 Hartmut Rosa, Rendre le Monde indisponible, 2018, La découverte
5 Gaël Giraud, Felwine Sarr, L’Economie à venir, 2022, Les Liens qui libèrent
L’actu
Cette année, Thaé s’installe à Lyon avec notre nouveau collaborateur Julien De Sanctis qui rejoint l’équipe à plein temps.
A cette occasion, nous organisons un petit-déjeuner philo, autour de la thématique ” La vie dépend-elle de ce qu’on a ?”
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