« Il y a, dans la maison, quelque chose de l’ordre du sas pour trouver et récupérer la force d’aller dans le monde. »
Les journées sont plus courtes, le ciel souvent plus gris et l’air plus froid. Partout les arbres sont déshabillés. Notre corps lui-même semble vouloir rester blotti au lit. L’hiver est la saison qui nous fait le mieux sentir l’importance de la maison. Et alors que les fêtes de fin d’année approchent, que nous allons, pour certains, accueillir chez nous, et pour d’autres, être accueillis (parfois même rentrer chez soi), je songe à ce que la maison a toujours eu d’essentiel pour moi. J’entends « maison » dans son sens métonymique de chez-soi, qui est beaucoup plus qu’un abri ou un logement. Qu’il s’agisse d’un appartement, d’un studio ou d’une maison, nous ne nous sentons pas « à la maison » partout. Pouvoir le dire, c’est signifier que notre logement est devenu autre chose.
« Être à la maison » – il y a, dans cette simple expression, quelque chose de rassurant. La maison, dans tous les imaginaires et même lorsqu’elle ne rencontre pas cette version idéale, c’est le refuge, le cocon, le nid, la grotte – toutes ces références au monde animal n’étant pas fortuites. Lorsqu’elle ne l’est pas, on sait tout ce qu’elle abîme et tout ce qu’elle angoisse. Car tout lieu ne fait pas maison. Quand ce ne sont pas les murs qui, tristes et dégradés, n’offrent aucune intimité (ou si peu), ce sont les relations qui peuvent être malmenantes et éprouvées. Ce qui fait maison, c’est donc tout à la fois la qualité d’un lieu et la qualité des relations qui s’y vivent ; lorsqu’on ne vit pas seul du moins.
La qualité d’un lieu, car s’y manifeste une esthétique du quotidien. On fait le lieu où l’on habite à notre image. Fonctionnelle ou chargée de décorations, notre habitation parle de nous et pour nous. Tout, jusqu’à l’éventuelle négligence, y est une expression de soi. On dispose des choses, des souvenirs et des images pour façonner un lieu où l’on se sente bien, où l’on tombe le masque social, où l’on peut se ressourcer, se réparer même s’il faut. Le vieux mot élégant et bourgeois de demeure dit bien qu’une maison est faite pour qu’on y reste un peu, qu’on s’y repose et s’y dépose. On veut la maison accueillante, et d’abord pour soi-même.
Une maison vide est inhabitable et, pour l’avoir vécu, le déménagement nous le fait bien sentir : on n’habite pas un espace, mais un ensemble d’objets, et parfois de plantes, qui enveloppent et soutiennent notre présence au monde. Dans sa Philosophie de la maison, le philosophe Emanuele Coccia explique de manière juste et émouvante que la maison n’est pas un lieu de retranchement mais une portion de monde rendue pleinement habitable, sans laquelle le reste du monde serait invivable. « La vie qui essaye de coïncider avec l’espace urbain, de l’habiter sans médiation est destinée à mourir », écrit-il. La maison est ce par quoi, après notre corps, nous séjournons sur Terre. L’une de ses pièces porte d’ailleurs le nom de séjour.
C’est pourquoi la maison est littéralement un lieu de vie. Elle est ce lieu du dedans qui rend possible la vie au-dehors. Pour supporter le dehors, savoir s’y comporter et s’y déployer, il faut avoir un dedans vers lequel revenir. Vivre dans l’extériorité pure, sans l’intériorité d’une maison – qui a d’ailleurs son intérieur nuit -, c’est vivre à vif, dans l’exposition permanente au monde. La maison a donc quelque chose de l’espace transitionnel au sens que lui donne le psychanalyste Donald Winnicott. Le transitionnel désigne tout objet ou tout aire qui permet d’apaiser l’angoisse provoquée par la réalité, celle-ci se donnant d’abord à vivre sur le mode de la frustration. Il y a, dans la maison, quelque chose de l’ordre du sas pour trouver et récupérer la force d’aller dans le monde.
Quiconque l’a déjà vécu sait que lorsqu’elle ne remplit plus cette fonction de lieu de ressourcement, tout ce qu’implique vivre devient plus ingrat. Et quand bien même on chercherait à fuir cette maison devenue hostile, elle viendrait à nous manquer. Non pas cette maison-ci, mais l’hospitalité que la maison incarne dans nos vies. Le monde n’est accueillant que par la maison. La maison, c’est le monde fait hôte. Sans elle, nous errons dans l’espace impersonnel du monde.
Une année qui touche à sa fin peut être une invitation au retour à soi, au retour chez soi. Intériorité et intérieur se répondent. Nous sentons-nous bien chez nous ? En sommes-nous à pouvoir dire « chez nous » ? Y sommes-nous suffisamment bien installés pour avoir envie d’y rentrer ? La maison est comme une troisième peau (après la peau corporelle et les vêtements), nous souffle le philosophe et psychanalyste Didier Anzieu. Elle est une enveloppe extérieure essentielle pour nous protéger et nous contenir. En cette fin d’année donc, nous sentons-nous bien dans notre peau ?
Marion Genaivre
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.

