“ Quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain.”
Paul Ricoeur
Les enjeux des droits de l’homme (1988)
Voilà, septembre a commencé. Les congés d’été sont, pour la plupart d’entre nous, derrière soi. Tout affairés à cette drôle de rentrée masquée – la pandémie faisant encore l’essentiel de notre actualité -, nous nous efforçons de nous projeter de manière hasardeuse vers l’avenir. Au point de ne pas voir, peut-être, ce que d’autres événements présents contiennent de messages essentiels. Car, pour affectés que nous sommes par la crise sanitaire et économique, nous n’en demeurons pas moins citoyens d’un pays libre, ce qui ne concerne que 39 % de la population mondiale (1). Le soulèvement biélorusse, mais aussi la mort récente de l’avocate turque Ebru Timtik suite à sa grève de la faim en prison, viennent nous le rappeler.
Depuis le scrutin frauduleux du 9 août, ce que certains qualifient d’« éveil collectif » fait vaciller Alexandre Loukachenko, l’autocrate au pouvoir depuis vingt-six ans en Biélorussie. Devant les manifestations pourtant durement réprimées, un opposant témoigne : « Le nombre massif de manifestants est stupéfiant pour nous. Cet appel collectif à la dignité, cette façon de surmonter la peur… Je n’en reviens pas. » Ce mot de « dignité » doit retenir notre attention et nous enseigner, car nous n’avons probablement pas fini de tirer toutes les leçons du (dé)confinement. Derrière l’expérience que nous faisons d’un accès au monde différent pourrait se poser une question : qu’est-ce qui vaut la peine d’être vécu et défendu ?
Dignus, en latin, c’est « ce qui convient à », ce « qui mérite ». Nous savons depuis Emmanuel Kant que le concept de dignité doit s’entendre de manière rigoureuse, non sentimentale. Il signifie que l’être humain est infiniment au-dessus de tout prix. « Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent, écrit le philosophe ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité » (2). Or la personne humaine est précisément cette fin en soi incommensurable, cet être dont la nature défend qu’il soit réduit à un objet soumis au bon vouloir d’un autre.
Comment peut-on alors en arriver au régime d’un Loukachenko, qui repose tout entier sur l’atteinte à la dignité de la vie ? En épuisant toute forme d’indignation et en créant ce que l’écrivain égyptien Alaa El Aswany a appelé « le bon citoyen », sans lequel aucun dictateur n’est concevable (3). Epuiser l’indignation est un phénomène qui connaît bien sûr des degrés divers mais avec lequel nous pouvons rapidement être complaisants. Il m’est arrivé récemment de demander à des dirigeants ce qui les indignait dans la vie. Rien ne leur est venu spontanément. Comme de nombreux philosophes l’ont aujourd’hui parfaitement explicité (4), la capacité à s’indigner dépend étroitement du respect que l’on se porte à soi-même.
Et c’est par là que le « bon citoyen » d’El Aswany arrive. Celui qui, vivant dans l’absence d’espoir et la peur, se replie sur lui-même, indifférent à ce qui se passe au dehors. La dictature biélorusse, comme toutes les autres, dédoublait le réel, créait un entre-deux où la vérité n’était qu’un possible parmi d’autres et dans lequel la plupart s’étaient habitués à vivre. Dans une telle société, la vie personnelle est suspendue entre la fiction sur laquelle le pouvoir fonde son emprise et la privation de sens. Mais il arrive (toujours ?) que le « bon citoyen » se réveille, qu’il reprenne conscience de cette intuition fondamentale magistralement mise en mots par Paul Ricoeur : que « quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain ». Le philosophe note que cette « exigence plus vieille que toute formulation philosophique » est en fait la voix de la conscience.
C’est pourquoi toute la dignité de l’homme tient dans le fait qu’il pense. Or beaucoup est fait pour nous rendre infirmes dans cette faculté – le matraquage d’images violentes ou simplement triviales mais anesthésiantes, pour ne citer qu’elles, ayant tendance à affecter notre qualité d’attention et notre sens critique. Quand elles n’entretiennent pas carrément une image dégradée de l’être humain ‒ et par conséquent de soi ‒ diminuant du même coup la qualité de la volonté d’agir. Il faut pouvoir s’émouvoir de la révolte biélorusse car elle nous dit que tout revient à la philosophie : percevoir que l’on perçoit, penser que l’on pense, pour faire famille et faire cité. Être humain et être citoyen sont une seule et même chose lorsqu’il s’agit de dignité. Alors qu’un virus mortel rôde toujours, offrons-nous intérieurement cette question : sommes-nous encore vivants ? Désirons-nous toujours la dignité comme la vie même ?
Marion Genaivre
1 selon l’ONG américaine Freedom House (pour son rapport 2017), 25 % dépendent de régimes autoritaires ou illibéraux, et 36 % subissent la réalité objective de la dictature.
2 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section, trad. Victor Delbos, in Œuvres philosophiques II, Paris, Gallimard, coll. Pléiade (1985)
3 cf. Alaa El Aswany, Le syndrome de la dictature, Actes Sud (2020)
4 Il faut relire le texte sublime de Gabriel Marcel Les hommes contre l’humain (1951), préfacé par Paul Ricoeur.
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