“ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux.” Simone de Beauvoir
La vieillesse, 1970, Gallimard
12 mars 2019
Fins de mois difficiles, impayés, vente de patrimoine… Un récent article du journal Le Monde décrit des familles asphyxiées face au financement du séjour d’un parent en maison de retraite. Aujourd’hui en France, des milliers de personnes âgées vivent dans des Etablissements d’Hébergement pour Personnes âgées Dépendantes (EHPAD), dont le « reste à charge » pour les familles est parmi les plus élevés d’Europe. Parfois, les liens n’y résistent pas et laissent des familles divisées. En parallèle de quoi de nombreux témoignages soulignent le décalage entre le coût de ces établissements et la qualité du service. Les EHPAD traversent une véritable crise qui nous interroge sur le statut de la vieillesse dans notre société.
Quelques penseurs de l’Antiquité se sont évertués à la concevoir positivement, comme un état qui a en soi de la valeur. Ainsi de Cicéron ou de Sénèque, qui déclarait à son ami Lucilius : « Je n’ai de vieilli que mes vices et leurs organes » (1). En affaiblissant le corps, la vieillesse libère l’âme. Une vision enthousiaste qui a eu bien de la peine à traverser les siècles. C’est ainsi qu’en 1970, la philosophe Simone de Beauvoir y consacre un ouvrage saisissant, dans lequel elle explique que nos sociétés ont fait du vieillissement une tragédie : vieillir est un déclin physique doublé d’une disqualification sociale. Dans un système qui considère mal les “inactifs”, voire qui les méprise, vieillir est synonyme d’inutilité sociale et économique.
« Le prestige de la vieillesse a beaucoup diminué du fait que la notion d’expérience est discréditée. La société technocratique d’aujourd’hui n’estime pas qu’avec les années le savoir s’accumule, mais qu’il se périme » (2), écrit Beauvoir. Une analyse qui nous invite à comprendre que la conception qu’une société se fait de la vieillesse, et l’accompagnement qu’elle propose en conséquence, a beaucoup à dire de l’idéologie plus générale qui l’anime. Être vieux n’est synonyme d’être bon à rien que pour une société qui fait de la performance et du confort personnel la seule condition valable. Lorsque je ne suis plus en capacité de prétendre à cette condition, je rejoins insensiblement le champ des objets à l’entretien coûteux.
Le taux de dépressions constaté chez les personnes âgées témoigne largement de cette tendance à la choséification. Dans les rapports produits sur le sujet, beaucoup témoignent de leur sentiment de déshumanisation. « Cessons de tricher, nous interpelle la philosophe, le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend ; nous ne savons pas qui nous sommes, si nous ignorons qui nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, reconnaissons-nous en eux. Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine. » (3) Beauvoir nous rappelle que la vieillesse a une fonction métaphysique, celle de nous rappeler que nous sommes des êtres de finitude, mais que, si elle est en effet un déclin, notre dignité, elle, ne se dégrade pas.
Quand tout concourt aujourd’hui à plonger nos aînés dans une dépendance incapacitante, Beauvoir nous appelle à mieux accueillir la réalité de leur vieillissement (qui sera aussi le nôtre) en nous comportant de sorte à leur donner le sentiment de cette dignité. Un changement de disposition auquel la vision des Anciens pourrait nous aider ; eux qui voyaient dans la déprise du monde dont les personnes âgées font l’expérience, une valeur positive : leur « loisir » est une disponibilité à l’essentiel dont tout être humain a, au fond, besoin.
Mais dans une société où l’habitat intergénérationnel n’est plus la norme, jeunes et actifs ne sont plus au contact de cet essentiel. Les conditions de cette proximité restent encore à réinventées. Cela coûte cher ? « Eh bien que notre société mette le prix qu’il faut pour mériter le titre de civilisation », dirait Simone de Beauvoir. Au-delà des images caricaturales et contradictoires du sage vénérable ou du vieux fou, la philosophe nous invite à nous demander ce que nous pouvons faire pour nos aînés, mais aussi ce qu’ils peuvent faire pour nous. Car si nous voulions bien le voir, ils nous font tous au moins le cadeau de nous libérer d’une haine de soi qui ne dit pas son nom, et donc celui de nous aimer un peu plus ou un peu mieux.
Marion Genaivre
(1) Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 26, « Eloge de la vieillesse »
(2) Simone de Beauvoir, La vieillesse (1970)
(3) Ibid
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