“Empêcher que le pouvoir de l’homme ne devienne une menace pour lui.” Hans Jonas
Le Principe Responsabilité, 1979
3 janvier 2019
Mi-décembre, la conférence sur le climat COP24 (1) se clôture à Katowice en Pologne, sans réussir à mobiliser les Etats vers l’objectif de limiter l’augmentation globale de la température sur Terre à 1,5°C, valeur limite annoncée par le dernier rapport du GIEC (2) paru en octobre. Les engagements des Etats, mis bout à bout, amènent plutôt à une augmentation de 3°C et quelques publications scientifiques récentes présentent des projections alarmantes. La paléo-climatologue Valérie Delmotte-Masson, co-présidente du groupe de travail sur les sciences du climat du GIEC, signalait il y a quelques mois déjà que « les promesses des Etats faites dans le cadre de la COP21 ne sont pas suffisantes. »
Quelques jours plus tôt, le 28 novembre, la PDG de Patagonia, Rose Marcario, annonçait dans un poste sur LinkedIn que l’entreprise allait reverser la somme économisée suite aux lois fiscales du Président Trump – $10 millions – à des associations environnementales. Elle qualifiait le cadeau fiscal d’« irresponsable » et précisait que « notre planète (« our home planet ») en a plus besoin que nous. »
La scientifique et la dirigeante demandent, chacune à leur manière, que la notion de responsabilité soit redéfinie. C’est ce que nous disait déjà le philosophe allemand Hans Jonas, quand en 1979, il publiait un ouvrage qui fera date, Le Principe Responsabilité. « Le Prométhée définitivement déchaîné, écrit-il, auquel la science confère des forces encore jamais connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. (3)» L’homme a le pouvoir de s’autodétruire, de manière soudaine avec la bombe atomique, ou à petit feu avec le changement climatique.
La situation que nous vivons est inédite : le pouvoir que l’homme a obtenu grâce aux progrès de la technique n’a pas son équivalent dans l’histoire ; s’y ajoute aujourd’hui l’accès à une connaissance qui révolutionne notre rapport au monde. Nous ne pouvons plus ne pas savoir – ce qui se passe dans le monde, les impacts de nos modes de consommation et de vie. L’Autre (un être humain, la Nature…) n’est plus celui qui est proche de moi dans l’espace et le temps, il est aussi celui qui est loin de moi, soit parce qu’il vit loin soit parce qu’il n’existe pas encore. C’est parce que la portée spatio-temporelle de mon action a changé que ma responsabilité doit être reconsidérée.
Responsabilité entendue dans les deux sens du terme. De manière rétroactive d’abord: pouvoir répondre de mes actes. De manière créatrice ensuite, car être responsable, c’est aussi commencer, être à l’initiative de – non pas aveuglément, portés par l’utopie d’un progrès technique sans limites, mais de manière éthique et consciente, en intégrant la limite comme source de créativité. La décision prise par Patagonia illustre cette nouvelle forme de responsabilité. Car même si le concept de Jonas d’heuristique de la peur – où il considère que c’est l’anticipation de la menace qui peut nous servir de guide pour déterminer ce qui constitue un « bien » ou un « mal » en termes de développement technique – a donné naissance au principe de précaution, celui-ci est bien en mal de mobiliser, face aux enjeux sociétaux et environnementaux auxquels nous sommes confrontés.
Les entreprises ont, pour certaines, autant, si ce n’est davantage de pouvoir que les Etats. Chacun d’entre nous, en tous cas ceux vivant dans des pays libres et prospères, avons également un pouvoir dont nous peinons parfois à prendre la mesure : la responsabilité créatrice de faire des choix de consommation en étant conscients de leurs effets. La situation est critique et pourtant son urgence ne nous embarque pas encore tous dans un changement significatif. Viktor Frankl, psychiatre rescapé des camps de concentration, nous aide à comprendre ce paradoxe : c’est la perspective d’un futur meilleur qui mobilise l’homme, qui donne sens à son action, et non le fardeau qu’il doit porter. Reconsidérer la responsabilité sous un angle éthique et créateur n’est donc plus une option, mais la condition de la poursuite d’une vie bonne sur Terre.
Flora Bernard
(1) COP 24 : 24e Conférence des Parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques
(2) GIEC : Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat
(3) Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979 (préface)
© Crédit photo : Flora Bernard
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