“L’émancipation sans dépendance, l’abondance sans limites et la liberté humaine sans respect du non-humain ont-elles encore un sens ? C’est comme si le fameux « principe de réalité » avait été oublié. ”
La colère, disait Sénèque, est une émotion générée par le sentiment d’humiliation, le fait de se sentir méprisé, déconsidéré. La colère des agriculteurs, en France et en Europe, au-delà des conditions de travail parfois dures, du poids des normes écologiques et administratives et des relations de pouvoir tendues avec les coopératives et les distributeurs, pourrait se résumer au fait de ne pas pouvoir vivre dignement de son métier et le sentiment d’humiliation qui en découle. Humiliation par la pauvreté : 18% des ménages agricoles français vivent en-dessous du seuil de pauvreté (1). Humiliation du fait de l’impuissance à décider de ses propres prix et de pouvoir agir sur la répartition de la valeur (2). Humiliation par l’injustice d’une concurrence ressentie comme déloyale du fait de l’importation de produits étrangers qui ne remplissent pas les mêmes exigences écologiques que les produits français. A ce sentiment d’humiliation s’ajoute le fait que les agriculteurs sont au coeur de deux injonctions contradictoires majeures. La première nomme la tension bien connue entre économie et écologie : d’un côté, les distributeurs défendent le pouvoir d’achat et les consommateurs exigent des prix bas (notamment dans un contexte d’inflation), de l’autre, ils demandent des produits de qualité et écologiques qui coûtent plus cher, mais dont ils ne sont pas prêts à payer le surcoût. La deuxième pointe la tension entre l’accusation dont les agriculteurs font l’objet, d’être l’un des secteurs responsables des crises écologiques (climatiques, biodiversité, érosion des sols) alors qu’ils en sont aussi les premières victimes (sécheresses, gels tardifs, accès à l’eau…). Le gouvernement annonce des mesures d’aide, le FNSEA dénonce le Green Deal européen, les agriculteurs demandent le respect de la loi EGalim… mais tout cela répond-il vraiment au problème ?
La modernisation telle que nous l’avons connue est-elle encore d’actualité ?
Le problème, nous pourrions le formuler en reprenant l’injonction à la modernisation que dénonçait le sociologue et philosophe Bruno Latour. Cette injonction, Latour la décrivait comme le mot d’ordre qui ne laisse entrevoir aucune alternative. Car derrière l’idée d’être « moderne », il y a l’émancipation, l’abondance et la liberté. Qui pourrait être contre ? Reprenons rapidement chacune de ces trois idées. Premièrement, l’émancipation. Nous associons souvent la modernité à la distinction qui s’est opérée entre nature et culture – une nature hostile considérée comme un objet à exploiter, et une culture permettant à l’être humain de s’élever et de se détacher de sa condition. Nous avons nourri, depuis le XVIIe siècle, l’idée que nous pouvions nous émanciper de la « nature », c’est-à-dire ne plus dépendre d’elle et de ses aléas. Certes, dans nos pays occidentaux, nous ne mourrons plus de famine ni de froid – nous pouvons nous chauffer et nous nourrir. Une certaine émancipation s’est faite, il est vrai, mais à tel point que nous en avons oublié notre dépendance… aux sols, aux ressources de la terre, dont précisément les agriculteurs s’occupent. Deuxièmement, l’abondance. Abondance matérielle, abondance infinie de l’énergie, des ressources agricoles et minérales, qui, si elles ne se trouvaient plus à côté de nous, pouvaient se trouver à l’autre bout du monde… cela a été tout l’objet de la colonisation et aujourd’hui de la globalisation. Si ce n’est pas produit ou disponible ici, alors cela peut être produit ou fourni là-bas. Il y a toujours, croyons-nous, de nouveaux gisements de croissance, d’abondance, à aller chercher à l’extérieur de nous. Je ne parle même pas de l’idée de se fournir sur… Mars ! en matériaux dont nos téléphones auraient besoin. Nous avons grandi avec un idéal d’abondance qui faisait fi des limites. Le fameux jour du dépassement (3), jour où nous avons consommé toutes les ressources que notre planète peut générer en une année, ne cesse de reculer : alors qu’en 1971, cette date se trouvait en décembre, en 2023, au 2 août, nous commencions à vivre à crédit. Troisièmement la liberté, que nous comprenons aujourd’hui de manière bien pauvre, comme la liberté de se déplacer, de consommer, de (se) nuire même. Or cette liberté-là se fait aux dépens, nous le comprenons bien aujourd’hui, du respect du vivant : des animaux que nous élevons dans des conditions souvent désastreuses parce que l’on veut être « libres » de manger ce que l’on veut ; des moyens de transport que nous utilisons (voiture individuelle, avion…) parce que nous voulons être « libres » de nous déplacer à notre guise ; il en va d’une certaine manière de vivre que nous ne voulons pas questionner par peur de perdre ce que nous sommes, d’exister de manière moins intense.
L’émancipation sans dépendance, l’abondance sans limites et la liberté humaine sans respect du non-humain ont-elles encore un sens ? C’est comme si le fameux « principe de réalité » avait été oublié. C’est ce principe que rappelle la colère des agriculteurs.
Nous étions hors-sol, atterrissons !
L’heure n’est plus à la modernisation, nous dit Latour, car c’est précisément elle qui détruit nos propres conditions de vie sur Terre. Cessons de fantasmer le ciel ou la vie sur une autre planète, cessons de fantasmer un technosolutionisme qui résoudrait tous nos problèmes. Cela ne veut pas dire qu’il faut revenir en arrière, parce qu’il y a une autre alternative au « décollage » auquel est associée la modernisation, c’est celle de l’atterrissage. Il nous faut atterrir, réorienter notre regard et porter notre attention sur ce qui se passe ici, sur nos sols, dans nos océans et l’air que nous respirons. Atterrir, c’est se poser la question de la conjugaison intelligente entre émancipation et dépendance, abondance et limites, liberté humaine et respect du monde vivant dont nous faisons partie. Or, que demandent, au fond, les agriculteurs, si ce n’est d’atterrir, de regarder de leur côté ? Nous prendrons soin de ce dont nous avons conscience de dépendre ; nous cultiverons la qualité plutôt que de chercher à faire croître la quantité, si nous prenons conscience des limites ; nous deviendrons encore plus libres intérieurement si nous concevons une liberté respectueuse du vivant.
Mais pour atterrir, dit Latour, il faut savoir où. Il faut savoir s’orienter. La question est : comment ? En réactualisant le questionnement antique sur ce qu’est une vie bonne. A force de relativisme (« chacun ses valeurs, chacun sa culture ») et sous couvert de respect pour la différence, nous avons évincé un questionnement pourtant riche et nécessaire sur les conditions qui permettent une vie bonne, pas seulement à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle collective. Car au fond, peut-on mener une vie bonne si elle n’est accessible qu’à nous-mêmes ? La vie bonne pourrait reposer sur la valorisation de nos dépendances – alors nous prendrons soin d’elles (sans dépendance, nous sommes hors sol) ; la considération de la limite comme ce qui donne forme et beauté (sans limites, c’est la difformité et la disgrâce) ; le respect du vivant comme la condition de notre liberté (une liberté conçue comme compréhension de ce qui nous motive, plutôt que d’abandon à nos pulsions). Se questionner sur la vie bonne, c’est se questionner sur ce qui vaut la peine d’être vécu, sur ce qui a de la valeur pour nous.
Comment atterrir ? En interrogeant nos dépendances, propose Latour. Nous reconsidérerions notre lien à la terre, aux agriculteurs qui produisent ce que nous mangeons tous les jours. On peut acheter ses fruits et légumes au supermarché, on peut aussi décider de les acheter dans des enseignes qui cherchent à établir un lien plus direct avec les producteurs, pour leur garantir une juste rémunération et la possibilité d’une agriculture plus abondante en qualité. Nous requestionnerions notre budget pour envisager, en suivant la proposition de Vincent Chatellier (4), ingénieur à l’Inrae et spécialiste des questions agricoles, de dépenser plus pour notre alimentation. Il est bien connu que nous ne dépensons pas selon notre budget, mais selon ce que nous estimons avoir de la valeur (et donc selon une manière de vivre que nous estimons être désirable). Aussi, depuis 1960, la part du budget des ménages dédié à l’alimentation n’a cessé de baisser : de 35% en 1960, il est passé à 20% en 2014 (alors que la communication, les loisirs et la culture sont passés de 10% à 16%°). Certes, il en va de la Politique Agricole Commune, des mesures que voudront bien proposer le gouvernement et certainement d’une refonte à plus long terme de notre agriculture, discutée avec toutes les parties prenantes ; il en va certainement des rapports de pouvoir entre les différents acteurs de la chaîne, mais il en va aussi de notre propre responsabilité de consommateur. Si notre pouvoir de citoyen se trouve dans le vote, notre pouvoir de consommateur se trouver dans notre porte-monnaie et dans les questions, peut être inconfortables, que nous oserons nous poser.
Flora Bernard
(1) Soit 1 158€ par mois pour une personne seule (1 737 € pour un couple). Source INSEE
(2) Au micro de l’émission l’Heure du Monde (podcast quotidien du journal Le Monde), un agriculteur interviewé expliquait que sur un caddie de 100€, 6€ revient à l’agriculteur.
(3) Calculé par le Global Footprint network
(4) Auteur de « Quelle politique agricole commune demain ? », ed. Quae, 2020
PhiloPop, le billet d’humeur des philosophes de Thaé.
RV tous les mois.