“Il est urgent de se cultiver pour ne pas sombrer dans un monde sans horizon.”
Le billet d’humeur
C’est face à l’océan que l’horizon est souvent le plus vaste et dégagé. Face à cette immense étendue de vagues, qui n’en finissent pas d’aller et venir. Ces vagues-là, nous ne les comptons pas, nous les contemplons. Et puis il y a les vagues qu’on dénombre et qu’on redoute. Celles qui n’ouvrent pas l’horizon mais le condamnent. Pour le Covid, c’est la cinquième. Et si d’aventure on voulait détourner le regard, celui-ci tombe sur des migrants qui perdent la vie, des replis identitaires, des violences faites aux femmes, des Ouïghours torturés, des crises humanitaires… Et le Black Friday. On espérait que cette pandémie ait la force d’un événement, autrement dit qu’elle fasse rupture dans certaines de nos manières de vivre. Mais un constat s’impose : nous produisons et consommons comme avant. Et en tout cas toujours plus que nous ne nous cultivons. Peut-être même d’ailleurs consommons-nous d’autant plus que nous nous cultivons moins.
Le mot « culture » a une vieille racine indo-européenne qui signifie séjourner, habiter. Avant d’être un patrimoine ou une institution, la culture a quelque chose à voir avec la manière dont nous séjournons dans le monde et dont nous habitons en nous-mêmes. En ce sens, elle n’est pas une affaire de ressources intellectuelles ou financières ; et moins encore aujourd’hui où de nombreuses œuvres et performances sont accessibles pour un coût équivalent et même souvent moindre que le panier moyen par visite chez Zara (42€ selon une récente étude). La culture est d’abord une invitation à se cultiver et donc à se faire grandir. Elle est cette question, à laquelle il est si facile de préférer les divertissements faciles : de quoi voulons-nous remplir notre âme ? Par quoi sommes-nous prêts à nous laisser émouvoir, bouleverser, et peut-être même transformer ?
Ces questions sont revenues à moi il y a quelques jours, alors que je déambulais devant les peintures lumineuses et pleine de souffle de Georgia O’Keefe. Sortie de l’exposition, je prends conscience que mon regard a changé et que le mouvement si présent dans ses œuvres est alors en moi. L’artiste a mis ses couleurs vives dans mes yeux. Paris me semble moins gris. Je reprends alors conscience du fait que c’est bien notre regard qui fait l’horizon. Être capable de voir au-delà du Covid, au-delà de l’hiver dont il redouble la morosité, dépend de la hauteur, de l’amplitude et de la texture de notre regard. Or, c’est par la culture que celles-ci nous viennent. Je parle ici du regard et non de la vue, car ce que la culture éduque et élève en nous, c’est un regard intérieur que tout être humain, y compris celui privé de la vue, peut expérimenter et développer. Ce regard est une disponibilité pour le monde, une sensibilité en éveil, un désir de création. Puissance de la culture pour nous maintenir vivants lorsque notre esprit s’ennuie du monde et notre cœur s’épuise.
Hors travail, j’ai toujours plus « important » à faire que d’aller au musée, lire de la poésie, participer à un concert, voir un film d’auteur, entrer au contact de ce qu’on appelle le spectacle vivant et qui porte si bien son nom. Et puis j’ai souvent plus envie de me reposer des efforts du quotidien et de me ressourcer auprès de ma famille et de mes amis. Comment cette idée que la culture n’est pas prioritaire et cette recherche d’une sorte de passivité (que j’imagine toutes deux partagées par mes contemporains), pourraient ne pas conduire à se contenter de consommer et se divertir ? Comment un regard peut-il ne pas se fermer dans ses conditions ? Kant nous mettait en garde contre le sommeil dogmatique ; dogmatisme que l’intelligence non seulement ne prévient pas mais peut même servir.
Je n’ai jamais autant saisi qu’aujourd’hui l’urgence de se cultiver pour ne pas sombrer dans un monde sans horizon. Mais aussi la chance que nous avons de pouvoir goûter à des créations multiples. En cette fin d’année, je nous invite à remercier intérieurement toutes ces personnes dont les œuvres ou les performances ont touché et interpellé notre vie. A donner envie à d’autres de les découvrir (1). A revisiter ces empreintes qu’elles ont laissé en nous. Mais je nous invite surtout à nous (re)mettre en culture pour garder l’avenir grand ouvert.
Marion Genaivre
(1) Jouant mon propre jeu ici, je ne saurais trop conseiller, pêle-mêle, Philippe Genty, Aurélie Flogia, Laurent Gaudé, Pina Bausch, Jóhann Jóhannsson, Hania Rani, Zao Wou-Ki…
L’inspiration
Qui suis-je ? Où vais-je ? Qu’est-ce qu’on mange ?
En ces temps de Noël, mon inspiration se fait (encore plus) enfantine. J’ai une passion pour les livres pour enfants (que je m’achète parfois juste pour moi !), parce que certains, bien choisis, me semblent exprimer de manière juste et poétique ce que nous, adultes, avons parfois du mal à mettre en mots. Je suis en admiration devant ces auteurs et illustrateurs qui nous aident à goûter ce qui fait la saveur de la vie : la simplicité, l’humour, la profondeur et la joie.
C’est le cas du livre d’Anne-Caroline Pandolfo, Qui suis-je ? Où vais-je ? Quand est-ce qu’on mange ?, paru aux éditions Talents Hauts en 2019. A la maison, nous appelons ce livre tout simplement « Pierre ». Parce qu’il est question de Pierre, qui est une pierre, et vit dans une forêt avec ses amis Bav l’escargot, Saucisse le ver de terre, Soprano l’oiseau… La particularité de Pierre, c’est qu’il aime les grandes questions existentielles. Mais quand il propose à ses amis de lui poser des questions et que Bav lui demande « quand est-ce qu’on mange ? », Pierre s’offusque. Il trouve cette question idiote et sans aucun intérêt, indiquant que les questions vraiment intéressantes sont plutôt du style de : « Qu’est-ce que l’infini? » ou « pourquoi on existe ? ».
Je retrouve ce qui me passionne en philosophie : ce fin tricotage entre la pensée et notre manière d’être et d’agir, comment l’une nourrit l’autre et vice versa. L’identité est le fil rouge du livre. Mite le termite pense être un ermite mais quand Oum et Zaba lui demandent ce qu’est un ermite et qu’il lui répond que c’est quelqu’un qui n’aime pas la compagnie des autres (alors que Mite adore la compagnie de ses amis), Oum et Zaba soulignent qu’il peut-être plutôt un termite. Il a d’ailleurs tout d’un termite, physiquement. Mite se rend compte, grâce à sa conversation avec ses amis, qu’il n’est peut-être pas tout à fait ermite, mais qu’en même temps, il ne se reconnaît pas dans le fait d’être termite. Nommer peut enfermer dans une identité. « C’est pas grave, c’est toi qui décides », lui disent ces amis. « Pour nous, c’est bien égal. Et si on t’appelait Mite ? » Nommer peut aussi libérer : cette proposition réjouit notre ami termite qui redéfinit ainsi son identité d’ermite joyeux, gourmand et sociable. Identité fluctuante au gré des récits que l’on se fait de nous-même et que les autres nous aident à tisser.
Mais nos amis des bois ne restent pas perchés dans le ciel des idées : leur souci, c’est de bien vivre sans oublier de s’amuser. Alors, « quand est-ce qu’on mange? » parce que, comme le rappelle Bav à son ami Pierrre, « il ne faut pas oublier les choses simples ». .
Flora Bernard
L’actu
Lancement des Petits-Déjeuners Thaé !
Depuis la création de Thaé, un rituel de rencontres pour penser ensemble de grands enjeux communs nous a toujours accompagnées. Au Cercle Philo des débuts (dans le salon de Flora Bernard) a succédé le Club des Managers philosophes, en partenariat avec la Maison du Management.
En 2022, Thaé proposera un nouveau rendez-vous pour prendre le temps d’une respiration philosophique sur l’actualité des organisations et du management.
En attendant plus d’informations à venir, notez dores et déjà la date du jeudi 3 février (8h30-10h) pour une ouverture sur le thème : “Empowerment : l’entreprise y a-t-elle vraiment intérêt ?”
PhiloPop
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