“ en Chine le pouvoir n’a pas été de nature politique, mais de nature stratégique. ” Jean-François Billeter
Chine trois fois muette, 2016, éditions Allia
14 février 2019
Le 28 janvier dernier, Wang Quanzhang, avocat et défenseur chinois des droits humains, a été condamné pour « subversion de l’Etat ». Depuis l’arrivée de Xi Jinping à la présidence de la République populaire de Chine en 2013, la pratique de la censure s’est considérablement accrue. Dans un contexte de reprise en main idéologique du Parti communiste, la centralisation du pouvoir est devenue un sujet de mécontentement sensible. Dans de rares et audacieuses sorties publiques, des critiques se sont fait jour au sein de l’élite intellectuelle mais ont été rapidement censurées sur les réseaux sociaux chinois (1).
Si les témoins occidentaux que nous sommes s’indignent à bon droit de cette situation, la philosophie nous invite néanmoins à faire l’effort de penser la Chine à partir de son propre cadre de référence. Le pouvoir y tient une place cardinale mais ne correspond pas au concept que nous en avons. Il nous faut repartir d’une notion majeure de la pensée chinoise : Tianxia, que Zhao Tingyang traduit par « tout sous un même ciel » (2). Tianxia, c’est l’enjeu de la coexistence de ce qui vit « sous le Ciel », c’est-à-dire sur Terre, à commencer par les êtres humains. Enjeu qui s’est vite résumé en une question : comment un petit peut-il gouverner le grand ? Ou, comment gouverner la multitude en étant seul ?
C’est évidemment la question du pouvoir. Mais c’est ici que tout se joue et sur quoi le philosophe et sinologue Jean-François Billeter interpelle : si, en Chine, le pouvoir n’est pas de nature politique mais stratégique, c’est qu’il n’est pas conçu comme un attribut personnel qui se vise lui-même. Il ne le peut pas parce que, contrairement à la place qu’il occupe en Occident, l’individu n’est pas la donnée fondamentale. Toute la pensée chinoise est, en effet, traversée par cette idée que la personne ne constitue pas la réalité humaine première. La relation, et même l’association hiérarchisée de deux personnes, si. C’est pourquoi la rationalité chinoise est essentiellement une pensée du « et », à tendance inclusive, tandis que la rationalité occidentale est principalement une pensée du « ou », à tendance dualiste.
Le pouvoir n’est donc pas politique au sens où, depuis les premières dynasties, les dirigeants ne peuvent concevoir de le briguer pour eux-mêmes, mais toujours pour exercer ce que les textes anciens appellent « le mandat du Ciel » : remplir et prolonger sur Terre la fonction régulatrice, harmonisatrice du Ciel. Le pouvoir est stratégique en ce qu’il s’agit de savoir « jouer » des rapports asymétriques et mouvants dans lesquels sont pris les êtres humains pour réaliser la coexistence. La finalité première du pouvoir est l’équilibre, l’harmonie, non le sentiment de puissance ou la gloire personnels. C’est pour cette même raison que son exercice ne consiste quasiment jamais en l’anéantissement de l’ennemi, mais dans l’établissement ou le maintien sur lui d’un ascendant, si possible insensible et coûtant le moindre effort.
C’est pour cette raison encore que la Chine ne pense pas le pouvoir comme l’exercice de fonctions pouvant tomber sous le coup de la morale. Immanent au social et à la nature, aucun argument juridique, moral ou religieux ne peut lui être opposé. C’est ce que Billeter appelle la « transcendance du pouvoir ». Si l’équilibre de la coexistence est menacé, le dirigeant peut user d’une grande violence pour en réprimer les causes. Les dirigeants chinois actuels ont hérité de cette pensée et c’est pourquoi le recours à la censure ne les choquent pas moralement comme il le fait dans nos esprits européens.
Reste que si cette conception du pouvoir a permis à un vaste empire d’assurer une paix intérieure de plusieurs siècles, elle s’est modifiée au contact d’un Occident qui aujourd’hui la remet en cause. Il serait tentant mais douteux de vouloir démontrer que l’exercice du pouvoir qui a cours ici est moralement meilleur que là-bas. La rencontre entre la Chine et l’Europe offre aux deux parties la même question : du respect de l’individu à celui de la coexistence, comment penser un pouvoir qui ne sacrifie pas l’un pour l’autre ?
Marion Genaivre
© Harry Tennant
(1) L’administration chinoise du cyberespace s’est lancée dans une vaste campagne visant à éradiquer les contenus jugés « vulgaires ». Au cours du mois de décembre 2018, elle a effacé près de 71 millions d’informations « nuisibles », fait fermer 733 sites Web ainsi que 9.382 applications mobiles.
(2) Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, 2018, éditions du Cerf
(3) JF Billeter, Chine trois fois muette, 2016, éditions Allia, p.112
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