“ Oeuvrer chacun où nous sommes comme s’il s’agissait de nourrir l’humanité, de soigner l’humanité, d’éduquer l’humanité.”
Le 15 août dernier, Florence Aubenas, grande reporter au « Monde », publiait le premier épisode d’un reportage retraçant la vie d’un jeune éleveur bio de Saône-et-Loire, tué lors d’une intervention de la gendarmerie en mai 2017, à la suite de divers contrôles sur son exploitation. Le récit de ce drame m’a bouleversée. D’abord parce que, soudain, en plein cœur d’un été agité par les catastrophes climatiques et la reprise de l’Afghanistan par les talibans, je me souvenais que tout commence ici, chez moi. Dans mon pays et dans mon panier. Ensuite parce que je n’avais jamais eu la conscience si vive d’un constat dont je m’étonne qu’on parle si peu, mais surtout si mal : la maltraitance systémique (broyage administratif, sous-effectifs, finances dérisoires…) de celles et ceux sans qui nous ne pourrions pas vivre.
Aubenas raconte : « Une erreur informatique ou une case mal cochée peuvent faire sauter les subventions, surtout celles de la PAC (politique agricole commune), qui représentent de 30 % à 60 % du chiffre d’affaires. (…) Tout paysan qui a vu partir ses bêtes raconte ce moment, où il revient, seul, dans son étable. Des bruits l’intriguent. Soudain, il réalise : ce sont ses pas, son propre souffle. Tout résonne maintenant que les bêtes n’y sont plus. Ou bien le lever, à l’aube, comme toujours, la combinaison de travail enfilée, le geste pour brancher la machine à traire avant de se souvenir que la stabule est vide. Les animaux non déclarés sont parfois abattus sur place, tués pour ne pas avoir été enregistrés dans le circuit. Ils sont alignés derrière des barrières métalliques, le vétérinaire les pique à la veine, l’un derrière l’autre. Certains praticiens refusent. On a vu des éleveurs se mettre au bout de la file. A leur tour, ils tendent le cou, priant le véto de continuer. Il faut des années pour constituer un cheptel, il est le chef-d’œuvre d’une vie, sa fierté. Statistiquement, un paysan ne se relève jamais d’une saisie. Ou si rarement. »
Comment en sommes-nous arriver à une société qui ne sait pas honorer ceux qui nous nourrissent, ceux qui nous soignent et ceux qui nous éduquent ? Comment ces trois savoir-faire essentiels au vivre-ensemble et à la qualité de notre vie se sont-ils retrouvés à valoir moins que mon métier ? Par « valoir », je veux dire que je ne saurais pas justifier aujourd’hui pourquoi leur rémunération n’égale pas la mienne et pourquoi mes conditions de travail sont bien moins dégradées que les leurs. Tant et si bien que j’ai eu un peu honte de mon confort acquis, au fond, au prix de si peu de mérite. Bien sûr, j’ai fourni et fournis encore mon lot d’efforts et de risques pris. Bien sûr, je travaille avec passion et honnêteté. Mais n’en fais-je pas une chose plus sérieuse qu’elle ne l’est ?
C’est sans doute inévitable, car si je ne me convainquais pas que mon travail est important, ou à tout le moins utile, il n’aurait tout simplement plus de sens. Mais la question est évidemment mal posée, car ce n’est pas en retranchant de la valeur à mon activité que cela en donnera plus aux métiers dont la noblesse n’est pas reconnue. L’opération n’est pas mathématique, elle est existentielle et éthique. Que faire alors ? Faut-il rejoindre le rang des opprimés pour cesser de compter parmi les oppresseurs malgré eux ? Je sais bien que non. Victor Hugo ne s’est pas fait mendiant et heureusement. Non seulement devenir agricultrice, infirmière ou institutrice ne fera pas que ces professions soient mieux considérées, mais je sens bien surtout que mon talent (si tant est que j’en aies un) n’est pas là. Prétendre à une moindre rémunération ? Solidarité mal placée puisque la valeur d’un salaire est relative. Egalité nivelée par le bas alors qu’elle pourrait l’être par le haut.
J’écrivais dans une précédente Philo Pop (#19) qu’il n’est pas nécessaire qu’une chose soit vitale pour avoir de la valeur et que la notion même du vital pour un être humain se laisse mal circonscrire. Je peux donc reconnaître que je crée, par mon travail, des moments significatifs, mais je ne veux plus oublier que leur valeur s’enlève sur fond d’un essentiel assuré par d’autres et que je leur suis profondément redevable pour cela. Et il me semble que si nous pouvions nous souvenir plus souvent de ces milliers de personnes invisibles à nos yeux, nous saurions mieux nous relier à l’essentiel advenu par elles et nous en inspirer. Finies les urgences qui n’en sont pas, les réunions à la chaîne, les actions qui n’ajoutent rien au monde… Il ne s’agit pas de s’acheter une conscience, de réparer l’injure par la culpabilité, mais d’œuvrer chacun où nous sommes comme s’il s’agissait de nourrir l’humanité, de soigner l’humanité, d’éduquer l’humanité.
Marion Genaivre
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