“ Seul un visage peut arrêter la violence, mais d’abord parce que seul il peut la provoquer.”
Jacques Derrida
L’écriture et la différence, « Violence et métaphysique » (1967)
L’affaire George Floyd, du nom de cet Afro-Américain décédé lors de son arrestation le 25 mai dernier à Minneapolis, s’apprête à franchir un nouveau cap. Depuis ce lundi, les policiers impliqués comparaissent devant un tribunal de cette ville du Minnesota pour la première audience de fond après des semaines de tensions aux Etats-Unis. Le drame, dont les images captées par une passante sont devenues virales, a suscité une vague de manifestations inédites, non seulement aux Etats-Unis mais aussi dans de nombreux pays. Et notamment en France, où des faits similaires mobilisent déjà depuis plusieurs années les membres de « Justice pour Adama », un mouvement porté par Assa Traoré, la sœur du jeune homme noir mort en juillet 2016 après son interpellation par les gendarmes à Beaumont-sur-Oise.
Si ces évènements indignent la plupart d’entre nous, c’est non seulement parce qu’il en va de la vie d’une personne, mais parce que celle-ci s’est payée du prix de sa couleur. La persistance du racisme qui ronge encore nos sociétés pose entre mille questions la suivante : peut-on guérir de cette violence que provoque chez certains – chez tous ? – l’altérité ? Autrement dit, se peut-il que cette violence raciale ne soit que le témoin d’une violence irréductiblement constitutive du rapport humain à l’altérité ? La question se pose d’autant plus qu’une simple lecture psycho-anthropologique nous fait assez rapidement comprendre ce que cache le racisme : une certaine conception de la communauté, où le Nous n’existe que de faire violence à son autre.
L’histoire de l’Humanité est si pleine de violence qu’on pourrait se contenter d’un constat naturaliste : la violence est inhérente à la vie. L’étymologie même du mot nous encouragerait d’ailleurs presque à trouver que c’est une bonne chose, car le latin violentia vient de vis, la force, l’énergie en action, la puissance, la vigueur. Seulement lorsqu’il s’agit d’êtres humains, le jaillissement de cette puissance devient normatif. Il discrimine entre celui qui se considère comme sujet et celui ravalé au rang d’objet.
Relisant la philosophie d’Emmanuel Levinas, un pair qu’il admire tout en le critiquant, Jacques Derrida nous éclaire admirablement sur ce point sensible. « L’action violente ne consiste pas à se trouver en rapport avec l’Autre, écrit-il ; c’est précisément celle où on est comme si on était seul. »1 La violence, c’est l’altérité oubliée, suspendue et niée. Comment cela se peut-il ? La psychologie a aujourd’hui bien démontré que la violence vient souvent à celui qui n’a d’abord pas su regarder sa propre souffrance, celui au moi éventré ou clos pour qui l’agression est l’affirmation limite de son existence.
Mais à suivre Levinas, il y a plus. Si le visage d’autrui peut provoquer ma violence, comme le dit Derrida, c’est parce que, dans son altérité radicale, il peut à sa façon et malgré lui me faire violence à double titre : d’abord en ce qu’il peut me renvoyer à la pauvreté de ma propre subjectivité, ensuite en ce qu’il me prend en otage. C’est l’une des idées-forces de Levinas : le face-à-face avec l’Autre m’intime une responsabilité que je n’ai pas choisie, celle de ne pas marcher sur son intégrité vulnérable. La violence physique pourrait donc être envisagée comme une façon de signifier : « je refuse de prendre la responsabilité de cet être que j’ai là devant moi et qui s’impose à moi ». Je refuse parce que je ne me sens moi-même pas suffisamment exister pour le faire. A la radicalité de l’altérité répond la radicalité de sa négation.
Tout espoir n’est cependant pas perdu car on peut quotidiennement déjouer cette tentation de la violence, et cette possibilité est même ce qui nous rend digne de notre humanité. Comment ? En considérant véritablement le visage d’autrui. « Seul un visage peut arrêter la violence », nous dit Levinas par Derrida, parce qu’il nous rappelle l’infinie transcendance de l’autre, c’est-à-dire le fait qu’il soit irréductible à toute catégorie (« blanc », « noir », « juif », « sans emploi » …). C’est pourquoi Derrida ajoute : « Il faut que les catégories manquent pour qu’autrui ne soit pas manqué »2. Bien sûr, c’est parfois la catégorie qui me permet paradoxalement d’accéder à l’altérité de l’Autre (parce qu’elle me garde de le ramener au Même, à moi, ce que je connais) ; mais cette catégorie le fait disparaître comme Autre dès l’instant où je l’y réduis.
Alors, quand nos visages ne seront plus à couvert sous un masque et que nous pourrons de nouveau être librement rassemblés, offrons à tout autre le regard qu’un George Floyd aurait dû mériter.
Marion Genaivre
1 J. Derrida, in Liberté et commandement, Le livre de poche, Paris, 1994, p.44
2 J. Derrida, in L’écriture et la différence, « Violence et métaphysique », Paris, Seuil, 1967, p. 152.
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